La chaîne sanitaire

« L’hygiène est une divinité majeure de la société industrielle qui, laissée à elle-même, irait jusqu’à stériliser – pasteuriser – toute vie sous prétexte d’éliminer les microbes. Certes, ses raisons ne sont que trop bonnes, la propreté est nécessaire. Mais toute raison spécialisée devenant folle, il ne faudrait pas en arriver au point de bâtir son foyer, et la cité entière autour d’un autel sanitaire. Cette obsession de l’hygiène ne serait-elle pas le fait d’une société urbaine plus crasseuse, plus infectée – autrement dit plus polluée – qu’une autre ? »

Bernard Charbonneau, Un Festin pour Tantale, Sang de la Terre, 1997

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Solstice de juin

« Solstice de juin, instant ambigu, marqué par une sorte de mensonge, comme il me trouble, m’irrite, me plaît. Pendant des mois encore, l’année va paraître s’élancer vers son zénith de chaleur et de splendeur, et cependant c’en est fait : les jours ont commencé de s’accourcir. Le Soleil s’incline, le Soleil meurt. Adonis meurt, ne laissant que la rose. Aux portes des maisons, en simulacres de terre cuite ou de métal, le jeune dieu, demi nu, avec des sockets, est étendu sur un lit, entouré de ces fleurs qui passent en quelques jours, et qu’on appelle pour cela « du jardin d’Adonis ». Et les femmes pleurent et se frappent la poitrine, au son de la flûte phénicienne. Mais tout est ambigu, dans cette fête : les femmes dans leurs pleurs mêlent une secrète joie, car elles savent qu’au solstice d’hiver Adonis va ressusciter. »


Henry de Montherlant. Le Solstice de juin. 1941. p. 308

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Les Parthes

“Les Parthes ne s’excitent pas au combat avec des cornes ou des trompettes; ils emploient des tambours creux et tendus de peaux sur lesquels ils frappent en même temps, de tous côtés, avec des marteaux de bronze, ce qui produit un son profond et terrible, qui tient du rugissement des bêtes sauvages et de la violence du tonnerre. Ils ont bien vu, semble-t-il, que de tous les sens, l’ouïe est celui qui trouble le plus l’âme, provoque en elle les impressions les plus rapides et, plus que tout, égare la raison.”

Plutarque. Vie de Crassus. XIII

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Dans les forêts de Sibérie

“L’ermitage resserre les ambitions aux proportions du possible. En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience. La lecture, l’écriture, la pêche, l’ascension des versants, le patin, la flânerie dans les bois…l’existence se réduit à une quinzaine d’activités. Le naufragé jouit d’une liberté absolue mais circonscrite aux limites de son île. Au début des récits de robinsonnade, le héros tente de s’échapper en construisant une embarcation. Il est persuadé que tout est possible, que le bonheur se situe derrière l’horizon. Rejeté une nouvelle fois sur le rivage, il comprend qu’il ne s’échappera pas et, apaisé, découvre que la limitation est source de joie. On dit alors qu’il se résigne. Résigné, l’ermite ? Pas davantage que le citadin qui, hagard, saisit soudain sous les lampions du boulevard que sa vie ne lui suffira pas à goûter toutes les tentations de la fêtes.

            Au IVe siècle, dans la haute Egypte, les ergs du Wadi an Natrun grouillait de moines en haillons. Les anachorètes couraient au désert, dans les pas de saint Antoine et de saint Pacôme. Leurs regards maladivement lumineux éclairaient des visages recuits. Le réel les horrifiait. Pour eux, vivre avilissait. Spectres nourris de lézards, ils refusaient le monde, craignaient ses saveurs. Leurs sensations étaient leurs ennemis. S’ils rêvaient d’une cruche d’eau, ils pensaient que Satan les tentait. Ils voulaient mourir pour gagner l’autre royaume, celui que les Ecritures garantissent éternel.

            L’ermite des taïgas se tient aux antipodes de ces renoncements. Les mystiques cherchaient à disparaître au monde. Le forestier veut se réconcilier avec lui. Ils attendaient un avènement qui n’était pas de cette vie, lui cherche le surgissement de brèves joies, ici et maintenant. Ils voulaient l’éternité, il traque l’exaucement. Ils espéraient mourir, il aspire à jouir. Ils haïssaient leur corps, il aiguise ses sens. En résumé, si l’on veut passer un bon moment autour d’une bouteille de vodka, il vaut mieux tomber sur un solitaire des forêts que sur un fou de Dieu perché sur sa colonne.”

Sylvain Tesson. Dans les forêts de Sibérie. Gallimard. [Collection Blanche]. Paris. 2011. 267 p.

Publié sur le blog Idiocratie le 8 juin 2012

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La maladie de la capitulation

“Qu’est-ce que j’attends ? La fin d’une longue maladie qui n’est ni gauchère, ni droitière, et qui tient le corps tout entier ; la maladie de la capitulation. Il y a trop longtemps que les Français “se mettent à la place” de l’ennemi. La France sous l’Occupation a pris l’habitude de se diviser entre ceux qui comprenaient que les Allemands nous pillent et ceux qui comprenaient que les Anglais nous bombardent. Chaque blessure nouvelle, chaque défaite nouvelle nous rendent de plus en plus malins. Nous nous mettons à la place des autres. Les autres s’installeront à la nôtre. Notre mal est dans les nerfs. Il se trouve que nous n’en avons plus. Il nous manque ce qui était pour Stendhal la première qualité de l’âme et du corps : le naturel.”

Jacques Laurent. L’esprit des Lettres

Publié sur le blog Idiocratie le 28 janvier 2025

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Les Jardins Statuaires

Jacques Abeille a connu un peu le même destin que le héros de son roman. Archiviste oublié de mondes imaginaires, chroniqueur onirique et romancier inclassable, cet écrivain né en 1942, auteur d’une œuvre foisonnante[1], est resté plongé dans un relatif anonymat jusqu’à ce que les éditions Attila décident en 2010 de proposer une réédition des Jardins statuaires, magnifiquement illustrée par François Schuiten, offrant à ce livre fascinant et à son auteur, une véritable renaissance littéraire.

            Le protagoniste principal  des Jardins statuaires est un voyageur dont on ignore tout, arrivant dans un pays dont il ne connaît rien mais dont il va dévoiler progressivement les secrets et les arcanes au lecteur au fil de ses pérégrinations. D’entrée, Jacques Abeille propose une mise en abyme au lecteur contemporain. Les Jardins statuaires se présentent en effet comme un carnet de voyage dans lequel le voyageur consigne jour après jour ses impressions et ses réflexions sur la contrée qui l’accueille et qui donne son titre à l’ouvrage : les jardins statuaires. Le récit dans lequel nous plongeons en ouvrant Les Jardins statuaires,celui du voyageur, est un travail en cours où l’entremêlement du discours rapporté, de la première personne et du soliloque littéraire nous fait assister au patient travail de croissance et de maturation grâce auquel s’érige le récit qui devient pour finir une œuvre littéraire.

            Les Jardins statuaires nous plongent dans un univers onirique impossible à situer dans le temps et dans l’espace. La contrée des jardins statuaires est divisée en domaines étroitement enclos entre de hautes murailles et jalousement administrés par des jardiniers d’un genre tout à fait particulier puisque les travaux des champs sont ici dédiés au minéral plus qu’au règne végétal. Foin de concombres, de pastèques ou de mélèzes, ce sont des statues que ces jardiniers-là cultivent. Le voyageur qui est invité à pénétrer dans ces domaines a le rare privilège d’assister à la patiente culture des statues qui, d’une excroissance de pierre ayant la semblance d’un champignon, se métamorphosent en bulbes de pierre plus massifs desquels émergent bientôt des excroissances aux lignes plus distinctes, – nez, pied, sein, main, – jusqu’à ce que la statue acquière sa forme définitive.

            Les jardiniers cultivent les statues comme les plantes : ils coupent, élaguent, bouturent, replantent. La minutieuse description de cette étrange activité par le voyageur est l’occasion pour Jacques Abeille de proposer au lecteur une métaphore du travail littéraire. Les jardiniers ne savent jamais à quelle forme parviendra la statue qui se développe grâce à leurs soins. Ils ne peuvent complètement orienter sa croissance et perçoivent très progressivement, au gré de son développement, quel aspect prend petit à petit cet être de pierre dont leur patient travail favorise l’avènement. A eux de savoir quel membre surnuméraire ils doivent retrancher de la statue en formation, quelle excroissance il faut au contraire laisser se développer pour parvenir au stade ultime qui sera une nymphe, un homme marchant, un guerrier, un roi sur son trône ou une toute autre figure. Parallèlement au travail que les jardiniers accomplissent avec les statues, le voyageur se livre à une activité similaire en donnant peu à peu corps à son récit, en relisant, corrigeant, retranchant, réécrivant pour donner naissance à une œuvre de papier et non de pierre. De simple carnet de voyage, l’œuvre grossit, devient récit, épopée, roman. Insatiable, elle rappelle sans cesse le voyageur à sa table de travail. Jacques Abeille, par la plume de son voyageur-chroniqueur, compare le travail d’écriture à une blessure toujours rouverte sur une question à laquelle celui qui écrit tente de répondre en noircissant des pages, en nourrissant continuellement une plante monstrueuse qui ne cesse de croître. Dans les Jardins statuaires, l’élaboration de l’œuvre d’art ou de l’œuvre littéraire, des statues ou du récit, est un processus végétal difficilement contrôlable. C’est une entreprise dangereuse qui peut éventuellement entraîner vers la mort celui qui s’y perd, à l’image des domaines où les jardiniers dépassés n’arrivent plus à arrêter la croissance de la pierre qui envahit et détruit tout, à l’image également du voyageur happé et torturé par la rédaction de son œuvre. Dans son essai Le roman d’aventure, publiéen 1913, Jacques Rivière comparait le roman nouveau dont il appelait la réalisation à une vaste serre où la luxuriance végétale figurerait la profusion quelquefois chaotique ou quelquefois ordonnée au récit.Par le seul procédé d’un récit onirique et la description de l’univers fantastique des Jardins statuaires, Jacques Abeille donne une singulière illustration de la théorie du roman nouveau échafaudée par Rivière cent ans plus tôt.

            Au gré des pérégrinations et des écrits du voyageur, c’est aussi à la découverte d’un monde imaginaire parfaitement cohérent que nous sommes invités. Avec le souci de l’anthropologue, le voyageur de Jacques Abeille nous détaille les relations économiques qui prévalent dans la contrée des jardins statuaires, les rites qui accompagnent la naissance, l’union des êtres et leur mort. De la culture, de l’architecture, des rites et des croyances de cette étrange contrée, nous apprenons peu à peu l’essentiel, mais il reste un angle mort, un tabou qui revient au cours de toutes les conversations que le voyageur a avec ses nombreux interlocuteurs : celui de la place des femmes dans cet univers. Car les femmes qui ont leur domaine réservé n’interfèrent que sous des conditions très précises avec la vie des hommes. Nous n’apprendrons que fragmentairement la manière dont ces relations codifiées régentent le monde des jardins statuaires et ce serait déjà lever le secret du récit que d’en dire trop à ce sujet. Nous ne pouvons qu’inviter ici le lecteur de cette chronique à se procurer au plus vite Les Jardins statuaires et à se laisser lui aussi entraîner dans ce voyage unique.

Jacques Abeille. Les jardins statuaires. Illustrations de François Schuiten. Editions Attila. Paris 2010.

[1]Le cycle des contrées,qui rassemble à lui seul huit ouvrages, auquel s’ajoute une trentaine de publications. 

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Credo

« Déjà sous le règne des Antonins on perçoit clairement un phénomène étrange qui aurait mérité d’être mieux mis en évidence et analysé par les historiens : les hommes sont devenus stupides. »

José Ortega y Gasset. La révolte des masses.

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idiot en folie (1)

14 mai 2012

Le corps des bourreaux et des victimes

dans une seule et même danse

quelle révolution ! La plus noire,

celle des crimes de la nuit

des vauriens et des maudits

la nôtre, enfin !

Voici que nous glissons vers l’abîme

une rose de sang plein la bouche,

le parfum du crime !

le parfum de la révolution !

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Une mort idiote

LA  MORT D’UN FONCTIONNAIRE d’Anton Tchekhov. 1883

Par un beau soir, un expéditionnaire de chancellerie non moins beau, Ivane Dmîtritch Tcherviakov, assis au second rang des fauteuils d’orchestre, regardait, les yeux dans ses jumelles, les Cloches de Corneville. Il se sentait au faîte de la béatitude. Mais soudain…

Dans les récits on trouve souvent : « soudain. » Les auteurs ont raison ; la vie est si remplie d’inattendu… Mais soudain sa figure se plissa, ses yeux dansèrent, sa respiration s’arrêta ; il enleva sa jumelle, se pencha, et… atchi ! Il éternua comme vous voyez.

 Il n’est défendu à personne, et où que ce soit, d’éternuer. Les moujiks, les maîtres de police, et, parfois même, les conseillers privés éternuent. Chacun éternue. Tcherviakov, sans se troubler le moins du monde, s’essuya de son petit mouchoir, et, en homme poli, regarda autour de lui pour voir s’il n’avait pas, de son éternuement, dérangé quelqu’un.

Mais à l’instant il eut lieu d’être confus.

 Il s’aperçut qu’un vieux monsieur, assis devant lui au premier rang, marmonnait en essuyant avec soin, de son gant, sa tête chauve et son cou. En ce vieux monsieur, Tcherviakov reconnut le haut fonctionnaire du ministère des Voies de communication, Brizjâlov, qui avait rang de général.

« Je l’ai éclaboussé ! se dit Tcherviakov. Ce n’est pas mon chef, il est d’une autre administration ; mais c’est tout de même ennuyeux. Il faut s’excuser. »

 Tcherviakov eut un toussotement hésitant, se pencha en avant et murmura à l’oreille du général :

 – Pardon, Excellence ; je vous ai éclaboussé sans le vouloir.

 – Ce n’est rien… ce n’est rien…

 – Au nom de Dieu, pardonnez-moi ! Je… je ne l’ai pas fait exprès !

 – Ah ! je vous en prie ! Laissez-moi écouter !

Tcherviakov se troubla, sourit bêtement et se remit à regarder. Il regardait, mais n’éprouvait plus de béatitude. L’inquiétude commença à le travailler. Pendant l’entr’acte, il s’approcha de Brizjâlov, tourna autour de lui, et, vainquant sa timidité, marmotta :

 – Je vous ai éclaboussé, Excellence… Pardonnez-moi… Ce n’est pas que…

 – Ah ! cessez ! Je l’ai déjà oublié et vous me répétez toujours la même chose !… dit impatiemment le général, dont là lèvre inférieure remua.

« Il a « oublié », et il y a de la malice dans ses yeux, pensa Tcherviakov en regardant soupçonneusement le général. Et il n’en veut pas parler. Il faudrait lui expliquer que je ne voulais pas du tout… que c’est la loi de la nature, ou bien il pensera que j’ai voulu cracher sur lui… S’il ne le pense pas à présent, il le pensera plus tard… »

 Rentré chez lui, Tcherviakov raconta à sa femme son involontaire impolitesse. Il lui sembla que sa femme n’attachait pas assez d’importance à ce qui s’était passé. Elle s’en effraya un peu, mais, quand elle apprit que Brizjâlov n’était « pas de l’administration » de son mari, elle se tranquillisa.

 – Va tout de même t’excuser, lui dit-elle ; sans cela il croira que tu ne sais pas te tenir en public.

 – C’est justement… Je me suis excusé, mais il a été étrange… Il n’a pas dit un mot qui vaille… Et on n’a pas eu le temps de parler.

Le lendemain, Tcherviakov revêtit son uniforme neuf, se fit couper les cheveux et alla s’expliquer chez Brizjâlov… En entrant dans le salon d’attente, il y vit beaucoup de monde, et, au milieu des solliciteurs, le général qui avait déjà commencé à recueillir les suppliques. Après avoir questionné quelque personnes, Brizjâlov leva, à son tour, les yeux sur Tcherviakov.

 – Hier, à Arcadia, Excellence, si vous vous souvenez, – commença, comme s’il faisait un rapport, l’expéditionnaire, – j’ai éternué, et… vous ai éclaboussé sans le vouloir… Pardonn…

 – Quelle bagatelle… ma parole ! fit le général… Que désirez-vous ? demanda-t-il à une autre personne.

 « Il ne veut même pas me parler ! se dit Tcherviakov en pâlissant. C’est donc qu’il est fâché… Non, on peut pas laisser ça comme ça !… Je vais lui expliquer… »

Quand le général en eut fini avec le dernier visiteur, et voulut rentrer dans son appartement, Tcherviakov fit un pas vers lui et se mit à marmotter :

 – Excellence, si j’ose déranger Votre Excellence, c’est précisément, si je peux dire, par un sentiment de regret… Je ne l’ai nullement fait exprès, vous daignez le savoir vous-même !

 Le général eut mine de vouloir pleurer et fit un geste accablé :

 – Mais vous vous moquez tout bonnement de moi, mon cher monsieur ! dit-il en disparaissant derrière sa porte.

 « Quelle moquerie y a-t-il là ? songea Tcherviakov. Il n’y en a aucune ! C’est un général et il ne peut pas comprendre… S’il en est ainsi, je ne m’excuserai plus devant ce fier-à-bras. Que le diable l’emporte ! Je lui écrirai, mais ne viendrai pas ! Ma parole, je ne viendrai pas ! »

 Ainsi songeait Tcherviakov en revenant chez lui ; mais il n’écrivit pas de lettre au général. Il réfléchit, réfléchit sans pouvoir trouver ce qu’il fallait mettre, en sorte qu’il dut, le lendemain, aller s’excuser de vive voix.

– Je suis venu hier déranger Votre Excellence, – se mit-il à balbutier quand le général leva sur lui ses yeux interrogateurs, – non pas pour me moquer, comme vous avez daigné le dire. Je m’excusais, pour vous avoir fait une éclaboussure en éternuant… Je ne songeais pas à me moquer… Oserais-je le faire ? Si nous nous mettions à rire, c’est qu’alors il ne resterait aucun respect pour les hauts personnages…

 – Dehors, file ! hurla tout à coup le général, devenu bleu et se mettant à trembler.

 – Quoi, monsieur ? murmura Tcherviakov, fondant de terreur.

 – Dehors, file ! répéta le général se mettant à trépigner.

Dans le ventre de Tcherviakov, quelque chose se décrocha. Ne voyant, n’entendant rien, il recula vers la porte, sortit et se traîna lentement chez lui… Ayant machinalement regagné sa demeure, sans quitter son uniforme neuf, l’expéditionnaire s’étendit sur son canapé… et mourut.

Note – Le nom de Tcherviakov est formé à partir d’un mot qui signifie “ver de terre”

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Rubik russe

Emmanuel Todd a souvent raison mais la plupart du temps, c’est pour de mauvaises raisons. Une sorte d’aveuglement extralucide, en quelque sorte, qui fait de l’auteur de La Chute finale (1990) ou de L’Illusion économique (1998)un penseur capable de toucher juste au moyen d’un bricolage idéologico-universitaire qui fait voisiner les intuitions fulgurantes avec des énormités sidérantes. Son dernier ouvrage, La Défaite de l’Occident, n’échappe pas à la règle et il faut savoir être patient et attentif pour retrouver quelques précieuses pépites au beau milieu du retartinage de la propagande du Kremlin, qui s’étire au long d’interminables pages. Le livre de Todd n’a aucun intérêt pour celui ou celle qui cherchera à en apprendre plus sur la Russie ou l’Ukraine. Il dit en revanche, un certain nombre de choses justes sur l’occident et ne fait, en cela, pas mentir son titre. L’essayiste reprend d’ailleurs dans une récente interview, livrée au magazine Marianne, le 12 janvier dernier, l’un des mantras répétés dans son dernier essai : « L’Occident est composé d’oligarchies libérales, la Russie est une démocratie autoritaire », précisant, à l’attention des lecteurs de Marianne,« qu’il n’y a plus aujourd’hui de vraie démocratie libérale nulle part, mais plutôt des ‘oligarchies libérales’ »1. Si Todd a raison de nous dire que l’occident est une collection d’oligarchies libérales, son tort est de penser qu’il n’y a plus de démocratie libérale. En réalité, il n’y en a jamais vraiment eu, et Todd semble ignorer au fond la véritable définition historique de cette démocratie libérale, dont le titre est quelque peu trompeur. Laissons-le soin à ses principaux fondateurs de la lui rappeler, à l’instar d’Emmanuel-Joseph Sieyès, dit « l’Abbé Sieyès », qui s’adressait à l’Assemblée nationale, le 7 septembre 1789, dans les termes suivants : « Le peuple, dans un pays – je le répète – qui n’est pas une démocratie (et la France ne peut l’être) – le peuple ne peut parler et agir, qu’à travers ses représentants. »2 Qu’en est-il, dès lors, au XVIIIe siècle de l’héritage de la démocratie antique ? Même Jean-Jacques Rousseau, si opposé qu’il fut à la notion de représentation, convenait, dans ses Lettres écrites de la montagne3, que « les anciens ne sont plus un modèle pour nous ; ils nous sont devenus trop étrangers dans tous les domaines. » Et, s’adressant à ses compatriotes genevois : « Vous n’êtes ni romains, ni spartiates ; vous n’êtes même pas athéniens. Laissez de côté ces grands noms qui ne vous vont guère. Vous êtes marchands, artisans, bourgeois, toujours occupés par leurs intérêts privés, leur travail, leurs petits trafics, leur gain ; des gens pour qui même la liberté n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder dans la sécurité. » Tocqueville ne dira pas autre chose, un siècle plus tard : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »4

Rousseau, du moins, n’abandonne pas tout à fait l’idée d’une souveraineté populaire, capable de conférer aux citoyens la possibilité d’exercer un contrôle strict sur les élus, qui sont considérés comme des commissaires du peuple, plutôt que comme des représentants, un peu à la manière des magistrats athéniens, l’auteur du Contrat social convient cependant que, des trois sortes d’aristocraties – naturelle, élective, héréditaire – « la deuxième est la meilleure : c’est l’aristocratie proprement dite. »1 C’est l’avis, aux Etats-Unis, de Thomas Jefferson qui définit, en 1813, avec plus de précision encore, le gouvernement des ‘meilleurs’ qu’il appelle de ses voeux : « Il existe une aristocratie naturelle, basée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement de la société, et, parmi toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui, avec le plus d’efficacité, contribue à la sélection de ces aristocrates naturels et de leur introduction au gouvernement. »2 Ces simples mots suffiraient aujourd’hui à enflammer l’esprit de n’importe quel ‘populiste’, soucieux de défendre le peuple contre les élites. Le populisme, cependant, repose sur une ambiguité fondamentale, tant il lui est facile de dénoncer les élites mais bien peu aisé au contraire de définir exactement ce qu’est le peuple. C’est que le peuple est une énigme politique depuis l’Antiquité, qui pouvait aussi bien le nommer laos ou encore ethnos mais choisit avec Clisthène qui circonscrit de manière administrative et territoriale la qualité de citoyen.

Représentation contre démocratie : la « duperie nécessaire »

Si le populiste se défie des élites, l’oligarchie libérale se défie, elle, du peuple. Les fondateurs des régimes représentatifs du XVIIIe siècle sont hantés par le spectre qui planait déjà sur les régimes antiques, celui de l’ochlocratie, du pouvoir de la foule, toujours susceptible d’emporter les régimes et d’entraîner la cité dans le chaos. ce que les Grecs nommaient ἀναρχία, ‘anarkia’, la disparition de tout principe directeur et l’entrée dans une dangereuse période de transition entre le règne du chaos et celui du tyran. Dans le livre VIII de la République, Platon théorise la succession cyclique des régimes politiques qui mène du triomphe de l’aristocratie à celui de la tyrannie, en passant par la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Deux siècles après Platon, l’historien romain d’origine grecque Polybe reprend l’idée platonicienne de la succession des régimes pour en tirer l’anacyclose, de κύκλωσις, ‘kuklosis’, qui désigne le cercle en grec ancien, théorie de l’enchaînement des cycles politiques, qui lie invariablement un régime politique à sa version corrompue. Ainsi le règne légitime du monarque peut-il laisser place à celui du tyran, le gouvernement éclairé des ‘aristoï’ (les meilleurs), égarés par la cupidité, s’efface au profit de l’oligarchie et, enfin, la démocratie, emportée par la démagogie, se voit défaite par l’ochlocratie. Ce dernier avatar de la corruption des régimes politiques demeure, de l’Antiquité jusqu’à la période moderne, le véritable monstre que doivent légitimement craindre les gouvernants et partisans des régimes légitimement installés. « La foule est la mère des tyrans », proclame l’historien grec Denys d’Halicarnasse au premier siècle avant Jésus-Christ. Les Romains l’avaient compris, eux qui regardent la plèbe, comme la tyrannie, avec tant de crainte et de défiance, qu’ils soumettent la res publica, le gouvernement de la « chose publique », au règne de la loi et donne aux tribuns la charge de représenter la plèbe, tandis que l’aristocratie du sénat assure le bon gouvernement des choses. Les théoriciens des régimes représentatifs du XVIIIe ont bien retenu cette leçon et élaborent des régimes politiques reposant sur la garantie d’équilibre des pouvoirs et de contre-pouvoirs. Checks and Balances, disent les américains. ‘Séparation des pouvoirs’, dit Montesquieu. Sélection d’une élite politique naturelle, nous dit Jefferson. « Si les hommes étaient des anges, nous n’aurions pas besoin de gouvernement »1, écrit simplement James Madison.

Les « régimes représentatifs » qui se mettent en place entre les XVIIe et XIXe siècle en occident ne doivent pas être confondus avec des démocraties au sens strict et au sens antique, car ils s’en défient avant toute chose. La démocratie athénienne est affaire de participation du corps civique au pouvoir, la démocratie libérale est, elle, affaire de représentation. Les grecs ont imposé à la cité la loi de la majorité qui ne connaît, en principe, pas d’autre limite qu’elle-même. Les romains, qui conçoivent, avec le Tribunat ou le Sénat, une véritable forme de représentation, éprouveront la nécessité de faire encadrer la gestion de la chose publique, res publica, par le règne de la loi. Les théoriciens des « régimes constitutionnels libéraux » du XVIIIe siècle ne dérogeront pas à ce principe en instituant des Etats de droit qui fixeront le cadre et la garantie de l’exercice des libertés individuelles. « Le constitutionnalisme libéral vise à la limitation du pouvoir, la démocratie, à son accumulation »1, écrit le politologue Fareed Zakaria en 1997.

Il n’y a pas donc eu de « dérive oligarchique », comme le croit Todd, puisque ce glissement était déjà inscrit dans les fondements même des démocraties libérales. On ne cherchera pas à nier ici que la concentration excessives des richesses, le népotisme et la reproduction des élites a certainement gangréné les régimes politiques occidentaux mais la « trahison » – si trahison il y eut – a eu lieu dès l’origine, au nom du peuple souverain, pour demander aux citoyens d’abandonner une partie de leur souveraineté politique, afin de préserver les droits de l’individu. Emmanuel-Joseph Sieyès évoque dans ses écrits cette « duperie nécessaire », affirmant que « les peuples n’ont besoin de jouir que de leurs droits »1. Cette duperie, à laquelle se soumettent « les peuples » dans les régimes représentatifs modernes reste le péché originel de ces régimes et l’origine de tous leurs maux. Les ennemis de ses régimes s’en emparent dès lors pour les flétrir. Lénine dénonce ce qui lui apparaît comme la mascarade de la démocratie bourgeoise et les fascistes italiens raillent quant à eux la faiblesse des régimes parlementaires obligés d’aller constamment quémander leur légitimité auprès des électeurs, au point de n’être tout simplement plus capables de défendre les intérêts de la nation. Les premiers ont résolu la question en faisant du parti le seul interprète de la volonté du peuple, et, comme l’écrit si bien Hélène Carrère d’Encausse2, la seule instance habilité à tracer la limite entre vérité et mensonge, les seconds ont tout simplement voulu rendre indissociable l’intérêt du peuple et de la nation de la volonté de l’État, toute entière incarnée dans la figure du Chef.

Le « pragmatisme » illibéral

L’affrontement qui a occupé le XXe siècle, de l’entre-deux guerres à la guerre froide a mis aux prises des interprétations antagonistes de l’héritage démocratique, consacrant finalement la victoire historique de l’interprétation libérale. La fin des utopies totalitaires ne marque pour autant pas la fin de cet affrontement idéologique. Dès lors que la démocratie libérale célèbre son éphémère victoire, elle sécrète son propre poison. La « démocratie contre elle-même »1, s’abîme dans l’inlassable surenchère de la demande des droits, esclave du triomphe absolu de l’individu, placée devant la perspective d’administrer l’après-guerre idéologique en mettant en œuvre un projet technocratique. Comme l’avait bien vu, en 1989, Francis Fukuyama, que l’on a décidément bien mal lu : « La fin de l’histoire sera une triste période au cours de laquelle l’audace, le courage, l’imagination et l’idéalisme seront remplacés par le calcul économique, la résolution sans trêve de problèmes techniques, de défis environnementaux et la satisfaction des exigences de plus en plus sophistiquées des consommateurs. »2

Les temps héroïques s’achèvent et l’ère de rationalisation collective annoncée par Fukuyama est porteuse de bien grises promesses. On peut reconnaître aux slogans de mai 68 d’avoir, à leur manière, anticipé cet affaissement dangereux de l’imaginaire politique occidental. On ne tombe pas, en effet, amoureux d’un taux de croissance. Et tandis que l’imaginaire occidental est gangrené par le virus de la fin de l’histoire, c’est une autre alternative politique qui s’est reconstruite dans l’arrière-cour de la gouvernance mondiale, en Asie tout d’abord, puis sur les ruines de l’ancien empire soviétique vaincu : les « démocraties illibérales », que le politologue américain Fareed Zakaria décrit, en 1997, de la manière suivante : «  des régimes démocratiquement élus, qui ont souvent été réélus ou réaffirmés à travers des référendums, et ignorent de façon routinière les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens des droits et libertés fondamentales. »1 A vrai dire, était-il vraiment utile d’inventer ce concept d’ « illibéralisme » pour désigner ce qu’on appelerait plus simplement des gouvernements plus ou moins autoritaires ? La réponse est oui car « l’illibéralisme » est bien considéré par ses concepteurs comme une réponse politique, sinon idéologique, au constitutionnalisme libéral.

1 Ibid. p. 30

1 Marcel Gauchet. La démocratie contre elle-même. Paris, Gallimard, 2002, 385 p.

2 Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », Commentaire, vol. Numéro 47, no 3,‎ 1989, p. 457

1 Emmanuel-Joseph Sieyès. Oeuvres complètes. Vol. 2. Edhis. 1989. p. 138

2 Hélène Carrère d’Encausse. Staline, l’ordre par la Terreur.

1 Fareed Zakaria. « The rise of illiberal democracy. » Foreign Affairs. Novembre/Decembre 1997. Vol. 76. N°6. p. 30

1 James Madison. The Federalist. 1784

1 Rousseau, Du contrat social, Livre III, chap. 5, Garnier-Flammarion, 1966, p. 109

2 Cité par Francis Dupuis-Déri. “L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne” AGONE, no 22, septembre 1999, pp. 95-114 http://classiques.uqac.ca/contemporains/dupuis_deri_francis/esprit_anti_democratique/esprit_anti_democratique_texte.html#_ftn3

1 Emmanuel Todd. Interview publiée par Marianne le 12 janvier 2024. Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.

2 Discours prononcé en septembre 1789, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les Orateurs de la Révolution française, La Pléïade, 1989, pp. 1026-1027.

3 Publié en 1764. Oeuvres complètes, vol. III, p. 483

4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, t. II, IVe partie, Chap. VI

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