
Il y a une grande différence entre Batman et un super-héros. Un super-héros se voit doté, à sa naissance ou par accident, de super-pouvoirs (c’est pour cela qu’on met « super » devant « héros ». CQFD.) qui font de lui un être hors-normes, bien au-dessus des pauvres humains que nous sommes. Grâce à un super-sérum, Captain America est passé du statut de crevette nationaliste à celui de marmule de guerre super-patriotique. Spiderman est devenu un super-yamakazi avec de grands pouvoirs et de grandes responsabilités grâce à une morsure d’araignée radioactive. Superman, lui, se contente d’être super-chiant. De naissance en plus. Batman n’a rien de tout cela : pas de super-sérum, pas de super-araignée radioactive et s’il fumait, il pourrait écraser ses mégots dans un cendrier en kryptonite sans que ça lui fasse lever un sourcil. Batman est seulement Batman. Il ne fume pas, il s’entraîne à mort. Dès le réveil, il enchaîne quelques centaines de pompes et d’abdos avant même d’avaler un café. Il maîtrise le ju-jitsu, le ninjustsu, le karaté chotokan, le kendo, le kravamaga, la capoiera, la boxe, le Tai Chi et même le macramé. Il collectionne les armes à feu, est un as de l’informatique et passe ses vacances dans les quartiers de haute sécurité des prisons chinoises. Batman n’est pas un super-héros, c’est un sociopathe. Après le double meurtre de ses parents, Bruce Wayne aurait pu mettre sa fortune au service de programmes de réhabilitation urbaine (version démocrate) ou verser une généreuse donation aux orphelins de la police (version républicaine). Au lieu de cela, le milliardaire orphelin a dépensé son temps et sa fortune pour s’entraîner comme un spetznatz et se constituer un bat-arsenal qui ferait pâlir d’envie Vladimir Poutine, tout ceci afin de traquer et terrifier la pègre et la racaille dans les rues de Gotham.
Pas étonnant que Batman ait autant plu à Franck Miller. L’auteur de 300 ou Sin City, n’a jamais vraiment fait figure de progressiste. En 2003, Miller avait largement soutenu l’intervention en Irak au nom du combat civilisationnel mené par l’occident tout entier. “Pour une raison que j’ignore, personne ne parle de ceux que nous combattons et de cette barbarie du VIe siècle qu’ils représentent en réalité. Ces gens-là décapitent. Ils soumettent leurs femmes à l’esclavage et infligent des mutilations sexuelles à leurs filles. Leur comportement n’obéit à aucune norme culturelle compréhensible. Je suis en train de parler dans un micro qui n’aurait jamais pu être le produit de leur culture, et je vis dans une ville où 3 000 de mes voisins ont été tués par des gens qui avaient volé des avions qu’ils n’auraient jamais pu construire”, déclarait-il au micro de la radio américaine NPR (National Public Radio) le 9 mars 2007. En 2011, il enjoignait les protestataires du mouvement Occupy Wall Street à “retourner chez leurs parents pour jouer à Lord of Warcraft.”[1]
Il n’y a rien d’étonnant à ce que Miller se soit intéressé très tôt à Batman, pour les mêmes raisons, sans doute, qui l’ont poussé à se consacrer à Daredevil ou à scénariser Hard Boiled ou Robocop. Chez Franck Miller, Batman est à mi-chemin entre Walt Kowalski, le misanthrope haineux de Gran Torino et Charles Bronson époque Un justicier dans la ville. Il est vieux, méchant, aigri et détient une condition physique qui ferait passer Jonah Lomu pour un handicapé moteur. Le choix de Christian Bale pour incarner Batman dans l’adaptation cinématographique de Christopher Nolan atténue quelque peu les traits de caractère initiaux du personnage de Miller. J’apprécie beaucoup Christian Bale et je conseille vivement de regarder Harsh times (2005), dans lequel il incarne un Chicanos de Los Angeles revenu sérieusement fêlé de la cafetière d’un service militaire un peu trop prolongé en Afghanistan. Oui, vous avez bien lu, un chicanos. Rappelons que Christian Bale est né au pays de Galle, ce qui ne semble pas l’empêcher de livrer dans Harsh times une performance parfaite. Avec beaucoup de talent, Bale a incarné, de American psycho à The Dark knight en passant par Harsh times ou The Machinist, toute une galerie de malades mentaux auxquels il apporte sa touche personnelle : il semble posséder une plasticité des traits qui lui permet de passer en deux secondes du registre du gendre idéal (avec un sourire désarmant et un bon regard franc de labrador) à celui du fou furieux prêt à vous arracher le visage pour décorer sa porte d’entrée parce que vous avez regardé sa voiture au feu rouge.

Le paradoxe est que le costume de Batman nous empêche de profiter dans The Dark knight de ces capacités de métamorphe psychotique. Avec la cagoule qui lui cache la moitié du visage, il nous reste juste une mâchoire crispée et une voix outrageusement éraillée pour nous indiquer qu’il n’est pas commode. Sans le costume, il redevient Bruce Wayne qui a toujours l’air sympa. Encore que dans The Dark knight rises, Bruce Wayne est un peu défraichi. Depuis le dernier épisode au cours duquel le Joker avait transformé sa petite copine Rachel en méchoui, Bruce a pris un gros coup de vieux. Il s’est laissé pousser la barbiche, ce qui lui donne un air de Christ californien, passe sa vie en peignoir, et arpente poussivement les couloirs de son manoir en s’aidant d’une canne. Il est au trente-sixième dessous le pauvre Bruce et il n’a plus rien à faire. Depuis qu’il a décapité la pègre, plombé les fesses du Joker et défenestré Harvey Dent (alias Double Face) dans l’épisode précédent, Gotham City est devenue une ville tranquille. Les gens n’ont plus besoin de Batman, du coup Bruce Wayne a décidé de devenir The Dude. Pour couronner le tout, son toubib lui annonce sans trop prendre de gants qu’avec son dos en vrac et ses genoux pourris, l’héliski c’est fini pour lui. Il y a de quoi déprimer et Bruce Wayne le vit très mal. Il s’enferme dans sa chambre et ne daigne même plus mettre le nez dehors quand Alfred organise des teufs de barjot dans le manoir sans lui demander la permission. C’est dur de vieillir.
Heureusement pour Bruce Wayne, et pour le spectateur qui n’avait pas l’intention de regarder le dernier film de Michael Hanecke sur les ravages de la vieillesse et de la maladie d’Alzheimer, une charmante apparition va provoquer chez Grabatman un sérieux retour de sève. La vie de Bruce Wayne bascule, pile à l’heure de Questions pour un champion, quand le machiavélique Alfred envoie une petite soubrette appétissante (Anne Hathaway) amener au reclus son plateau repas pendant que le majordome va jouer les mondains et se siffler quelques verres de Moët et Chandon en compagnie de Justin Bieber et Dr. Dre autour de la piscine du manoir Wayne. La jolie petite servante est aussi bien curieuse. A peine a-t-elle déposé le plateau repas qu’elle part fureter un peu dans la chambre de Bruce qui survient à l’improviste en peignoir…Mais la petite curieuse n’est pas n’importe quelle femme de chambre, elle n’est autre que Catwoman, venue faire le ménage dans le coffre-fort de Bruce, et Catwoman n’est pas le genre de fille à se laisser serrer dans un coin comme ça, même par le patron du FMI, alors un ex-justicier à moitié croulant en robe de chambre vous pensez…D’un coup de talon bien placé elle envoie valser la canne, et le Bruce avec la canne, et se tire avec le collier préféré de la défunte maman du billionnaire. Le pauvre Batman s’est fait taxer ses perlouzes aussi facilement qu’un retraité niçois en vacances. Humiliation. On découvre cependant que Batman n’a pas encore le cerveau complètement liquéfié car il a collé un émetteur dans le collier afin de pister l’accorte voleuse. Ce qui lui donne un prétexte pour se précipiter sur son ordinateur dans sa batcave parce que Batman est aussi un gros geek. On le sent cependant piqué au vif. L’irruption d’Anne Hathaway déguisé en servante a réveillé le démon de midi chez l’homme chauve-souris qui décide illico de reprendre du service. C’est sans doute la signification profonde du titre : The Dark knight rises.
On a sans doute un peu trop vite attribué à Christopher Nolan la palme de la cohérence et de la maestria scénaristique. Le récit qui s’étale sur 2h45 utilise quelquefois des câbles suffisamment gros pour tracter un lot de vingt batmobiles par hélicoptère et s’offre quelques énormités qui feraient passer Ed Wood pour un réalisateur d’une rigueur exemplaire mais qui sont devenue la règle dans le cinéma hollywoodien. Christopher Nolan s’acquitte cependant honnêtement de sa tâche. Il a su redonner vie à une franchise qui était passée auparavant par les mains de Burton avant d’être consciencieusement massacrée par Joel Schumacher. Il a su également composer avec les exigences inhérentes au genre du blockbuster pour conférer à la série des Dark knight une atmosphère et un traitement originaux et qui ne trahissent pas l’univers de Miller tout en lui ajoutant une petite pincée de James Bond. Après cela, on peut reprocher à Nolan un certain goût pour les scénarios un peu inutilement alambiqués (je n’ai pas toujours que du bien à dire d’Inception par exemple mais ce que fait Nolan est un travail d’orfèvre à côté de ce qu’un tâcheron faussement inspiré comme Damon Lindelof peut accoucher pour Promotheus par exemple…) et la surenchère un peu ridicule de certaines scènes d’actions (qui à force de surenchère finissent quelquefois par être quelque peu confuses). Cependant, Nolan réussit à imposer son univers et cette fois c’est incontestablement le personnage de Bane qui le porte sur ses (très larges) épaules.

C’est peut-être moins flagrant que dans l’opus précédent mais Batman semble à nouveau quelque peu éclipsé par un adversaire qui prend beaucoup de place dans le récit et à l’écran. Bane est un mercenaire qui a la double caractéristique d’être à la fois une force de la nature et un génie machiavélique. Ce qui lui permet à la fois de casser Batman en deux comme un bretzel et de concevoir un plan inutilement compliqué pour détruire Gotham City. En plus de ces deux particularités plutôt utiles, Bane porte un très seyant respirateur qui lui masque la moitié du visage et s’exprime un peu comme Gros Nounours mais si Bane était vraiment Gros Nounours, Nicolas finirait pendu à un lampadaire et Pimprenelle enchaînerait les passes dans un baraquement sordide de bordel militaire de campagne, ce qui nous enseigne qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences et ne pas faire confiance aux gros messieurs musclés, même quand ils parlent un peu comme le père noël.
Bane n’est rien d’autre qu’une bonne grosse tranche de nihilisme bodybuildée, cent-vingt kilos (au bas mot) de barbaque haineuse vouée à la destruction de tout ordre social. Dans le film de Nolan, ce croisement entre Kropotkine et The Rock fait la nique à la CIA, s’accoquine avec un dirigeant de multinationale véreux auquel il finit par apprendre à tourner sa tête à 180°, transforme un réacteur nucléaire destiné à produire de l’énergie propre (ça alors c’est Henri Proglio qui doit être content) en bombe thermonucléaire, invite la population à rançonner les riches et les bourgeois, prend en otage une place boursière, enferme les forces de police dans les égouts et gâche la finale du super-bowl. Mais quelle sont ses revendications ? Aucune. De toute façon il a prévu de tout faire sauter quoiqu’il arrive. Ce type-là est définitivement cool.
Le message de Nolan est pourtant transparent : Batman a raccroché les gants et avec lui c’est toute l’Amérique qui a baissé sa garde, permettant au complotistes malfaisants (l’anarcho-nihiliste/l’écolo extrêmiste, tout ça étant un ramassis de cul-de-basse fosse sortis d’une prison moyen-orientale…) de s’implanter au cœur de la nation. Dans les égoûts, sous les pieds des citoyens et de l’élite de Gotham City, qui continue à mener grand train sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe autour d’elle, Bane entretient une armée des ombres, prête à surgir et à frapper au cœur de l’empire. C’est l’ennemi intérieur qui fourbit ses armes et qui a réussi à s’infiltrer partout, à tous les degrés du système. Dans la ville inconsciente, les braves citoyens poursuivent tranquillement et ingénument le fil de leur existence. En-dessous, à la fois au cœur de la cité et au royaume des ombres, le mal attend son heure.
Le sol finit littéralement par se dérober sous les pieds des trop confiants citoyens de Gotham dans la scène qui constitue le morceau de bravoure du film. En plein match de football, une série d’explosions détruit les ponts qui relient Gotham au monde extérieur et provoque un gigantesque glissement de terrain qui engloutit l’aire de jeu du stade sous les yeux médusés des spectateurs. C’est aussi le morceau de bravoure de Bane qui expose également son plan à une foule de spectateur médusés : renverser l’ordre social, donc, et puis tout faire sauter[6]. Le seul qui puisse arrêter Bane est bien sûr Batman. Justicier masqué aux méthodes on ne peut plus brutales, Batman ne peut avoir aucune confiance dans un Etat corrompu (si l’on met à part le commissaire Gordon qui partage à peu près sa vision des choses et le futur Robin, jeune flic idéaliste). Il représente à la fois l’option anti-politique (Batman agit en marge des pouvoirs publics et des politiciens corrompus et bavards, il est un peu antidémocrate sur les bords), l’homme providentiel (le général De Gaulle avec le costume de Batman ça ferait d’ailleurs un chouette masque) et c’est un citoyen américain qui aime sa ville, les honnêtes gens et le Deuxième Amendement. Batman vote républicain, ça ne fait pas un pli. Enfin si tant est qu’il se déplace pour aller voter.
Dans The Dark knight, le deuxième opus de la série, le justicier masqué affrontait un pervers machiavélique en la personne du Joker, une autre facette, plus sophistiquée, d’un nihilisme que Bane incarne lui de façon bien plus barbare. Pour le vaincre, Bruce Wayne devra, selon les dires du clairvoyant Alfred, retrouver un idéal qui lui fait défaut après des années d’inaction et d’indolence coupable[7]. Christopher Nolan nous livre-t-il là sa vision de l’Amérique en guerre ? Si c’est le cas il aura été plus fidèle encore qu’on ne le pense à la vision de Franck Miller.
Publié le 31 juillet 2012 sur le blog Idiocratie
[1] “Maybe, between bouts of self-pity and all the other tasty tidbits of narcissism you’ve been served up in your sheltered, comfy little worlds, you’ve heard terms like al-Qaeda and Islamicism. And this enemy of mine — not of yours, apparently – must be getting a dark chuckle, if not an outright horselaugh – out of your vain, childish, self-destructive spectacle. In the name of decency, go home to your parents, you losers. Go back to your mommas’ basements and play with your Lords Of Warcraft. Or better yet, enlist for the real thing. Maybe our military could whip some of you into shape. They might not let you babies keep your iPhones, though. Try to soldier on. Publié le 7 juillet 2011 sur le blog de F. Miller