
Qui ne s’est pas déjà laissé bercer par le doux rêve misanthrope d’une terre vidée soudain de ses habitants que l’on pourrait arpenter à loisir dans le silence et la quiétude de la fin des temps ? Evidemment, tout le monde n’est peut-être pas sujet à tout moment à ce genre de manifestations asociales mais tout de même, après une bonne journée à galoper aux basques de la foule des travailleurs pendulaires, qui n’a jamais été effleuré par ce fantasme démiurgique d’être le dernier habitant de la planète ?
L’idée n’a cessé en tout cas d’inspirer le cinéma, bien qu’elle débouche le plus fréquemment sur des œuvres assez peu optimistes. Plutôt que de s’appesantir sur le poids lourd I am legend (2007) avec Will Smith dont les quelques bonnes idées sont gâchées par une réalisation au tractopelle, on pourrait évoquer pour commencer son illustre ancêtre The last man on earth (1964), de Ubaldo Ragona (diffusé en France sous le titre Je suis une légende), qui a bénéficié de la collaboration directe de Richard Matheson (l’auteur de la nouvelle à l’origine de Je suis une légende) et de celle de l’immense Vincent Price dans le rôle du scientifique portant sur ses épaules le poids écrasant et la culpabilité d’être le dernier être humain à avoir survécu à l’effroyable épidémie qui a transformé l’humanité en zombies assoiffés de sang. Condamné à subir chaque nuit le siège des monstres qui assaillent sa demeure fortifiée et à arpenter le jour la ville déserte qu’il tente de débarrasser des milliers de cadavres infectés qui jonchent les rues, Price réussit à retranscrire par son interprétation le combat qui oppose sa santé mentale de plus en plus vacillante et cette routine effroyable qui le vide peu à peu de toute humanité. Sept ans plus tard, le réalisateur Boris Sagal donnera en 1971 dans The Omega Man (Le survivant) une version nettement plus funky et réjouissante de la survie en terre isolée, avec un Charlton Heston tous flingues dehors et un peu plus détendu que Vincent Price, découvrant les joies d’une société de consommation livrée entièrement à ses caprices et à ses envies. Le I am legend de 2007 a tenté de mélanger avec plus ou moins de bonheur les deux atmosphères mais l’on dira que c’est surtout le Georges Romero de Night of the living dead[1] (1968) puis de Dawn of the dead (1978, Le crépuscule des morts-vivants)[2] qui doit beaucoup à ces deux interprétations du livre de Richard Matheson.
Dans le cas des adaptations du Je suis une légende de Matheson, si la solitude du personnage principal est dans un premier temps complète et l’éradication de l’humanité consommée, cet état de fait finit par être contredit par l’irruption d’un autre représentant du genre humain ayant lui (ou elle) aussi survécu à l’épidémie. Si l’adaptation de Ubaldo Ragona est celle qui se rapproche le plus du pessimisme de la nouvelle de Matheson, elle préserve cependant les caractéristiques d’une situation marquée par l’irruption du surnaturel (même si la mystérieuse épidémie qui transforme les êtres humains en vampires, zombies ou enragés semble avoir une origine humaine) et elle ouvre la voie au genre du survival horror dont Dany Boyle a le plus sûrement retrouvé les codes en l’extrayant avec 28 jours plus tard (2002)[3]de la voie creusée par Romero avec l’increvable (c’est le cas de le dire) genre du film de morts-vivants.
Appartenant à un courant cinématographique parallèle, lui aussi en partie largement enrichi à partir de la riche matrice du roman de Matheson, Virus, film japonais sorti en 1980, a la particularité d’avoir été le film japonais le plus cher de l’histoire du cinéma (16 millions de dollars de l’époque) et d’être aujourd’hui tombé dans le domaine public après un échec commercial aussi colossal que le désastre qu’il décrit. Virus représente une variation intéressante du genre post-apocalyptique. Alors que l’humanité est soudainement décimée par un virus d’origine militaire, les seuls survivants se trouvent être les 863 scientifiques de nationalités diverses vivant dans des bases antarctiques, ainsi que l’équipage du HMS Nereid, un sous-marin nucléaire britannique. A partir de cette situation de départ, le film développe quelques questionnements intéressants et tout d’abord celui de la cohabitation entre les survivants au sein d’un univers clos et confiné au sein duquel les différences de cultures et de nationalités ne tardent pas à être génératrices de tensions. Ces tensions sont d’ailleurs largement aggravées par l’inégale représentation des deux sexes : le groupe de 863 survivants ne comprenant en effet que…8 femmes, de difficiles questions morales ne tardent pas à se poser. Au sein de la petite communauté, c’est donc rapidement toute l’organisation des relations affectives et sociales qui vient à être repensée de façon plus ou moins raisonnée voire violente puisque le problème du viol se pose de manière brutale au sein de cette communauté isolée du reste du monde. En plus d’être confronté à cette redéfinition des relations humaines, le groupe des rescapés de l’Antarctique doit faire face à la menace d’un nouvel holocauste puisqu’alors que les dirigeants des grandes nations ont été eux aussi victimes du virus meurtrier, les systèmes de défense atomique des deux superpuissances (l’histoire rappelons-le est censée prendre place dans les années 1980) assument désormais seuls mais avec une rigueur tout informatique le maintien de l’équilibre de la terreur et menacent d’utiliser l’arsenal nucléaire des superpuissances défuntes au moindre frémissement de la lithosphère.
Il serait fâcheux de dévoiler plus, pour ceux qui seraient tentés par son visionnage, le scénario d’un film[4] riche que l’on peut rapprocher de deux autres œuvres de par les thèmes qu’il aborde : On the beach[5] d’une part, réalisé en 1959 avec, s’il vous plaît, Fred Astaire (sans claquette), Grégory Peck, Ava Gardner et Antony Perkins dans les rôles titres et The Quiet Earth[6] (aka Le dernier survivant, film néo-zélandais réalisé lui en 1985). Le point commun qui réunit un classique un peu oublié des années 50, un bide commercial japonais et une obscure production néo-zélandaise est la valeur accordée à la question des relations, ou plutôt de la reconstruction des relations humaines dans le contexte extrême qui prend place après la catastrophe, quelle qu’elle soit. Dans Virus, on l’a vu, le problème provient des tensions qui agitent un microcosme assiégé dans un environnement hostile et claustrophobique, celui d’un Antarctique dont on ne sait s’il est le dernier bastion ou le tombeau de l’humanité. Dans On the beach en revanche (Le dernier rivage en français), le traitement du thème de l’apocalypse mêle la tragédie et l’étude de mœurs. Après une guerre nucléaire dont on n’apprend pas grand-chose, le continent rescapé est cette fois l’Australie qui accueille d’ailleurs comme dans Virus l’équipage rescapé d’un sous-marin nucléaire, américain cette fois. Mais si la vie semble reprendre son cours dans une Australie présentée dans un premier temps comme le nouvel Eden au beau milieu d’un monde dévasté, les habitants de la dernière parcelle habitée du monde comprennent vite qu’ils sont condamnés quoiqu’ils fassent. Les particules radioactives libérées par les déflagrations ont contaminé l’atmosphère, scellant l’arrêt de mort à plus ou moins brève échéance de tout ce qui vit à la surface de la planète. Les différents personnages du film vont donc être contraints d’accepter leur destin inéluctable après avoir tenté inutilement de se rebeller contre celui-ci, principe de toute tragédie. C’est à partir du moment où la résignation s’installe que le film s’oriente vers une étude de caractère qui fait tout son intérêt et toute sa beauté. Chacun ayant compris que la fin est proche mais cependant impossible à prédire avec précision abandonne tout projet survivaliste et s’attache à assouvir la passion ou à rechercher peut-être l’amour que les contraintes de l’existence lui avaient fait négliger.
En dépit de son scénario très sombre, On the beach délivre un message extrêmement optimiste. Ce ne sont pas des scènes d’émeutes ou de pillages crépusculaires qui attendent le spectateur mais quelques séquences au cours desquelles on entonne confraternellement au coin du feu le Waltzing Mathilda, hymne officieux des Australiens et des clochards de tous les pays[7] ou une scène durant laquelle un des protagonistes peut enfin s’adonner à sa passion d’enfance : la course automobile. On the beach délivre alors un message empli non plus de tristesse mais de tendresse et de nostalgie, et donne l’impression au spectateur de contempler une humanité que sa fin annoncée pousse une dernière fois à redécouvrir avec émerveillement le spectacle du monde et de l’existence.

C’est en quelque sorte, et pour finir, la même fraîcheur qui est véhiculée par cet OVNI cinématographique que constitue The Quiet Earth, au casting néo-zélandais et relativement inconnu. Cette fois, à l’issue d’un événement dont on ne comprend que plus tard les tenants et les aboutissants et dont on ne révélera rien pour ceux qui souhaitent le regarder, le protagoniste principal se réveille un matin dans sa chambre d’hôtel complétement nu et complétement seul. Après avoir repris ses esprits et ses vêtements, notre héros explore l’hôtel où il se trouve, arpente les environs sans parvenir à trouver âme qui vive. Son errance dans un monde désert va dès lors se poursuivre durant des jours, puis des semaines sans que se révèle le moindre indice qui puisse l’éclairer sur la catastrophe qui l’a laissé véritablement seul au monde. Se résignant à son sort, Zac Hobson, le héros de The Quiet earth, interprété par Bruno Lawrence, traverse une phase d’euphorie délirante et mégalomane, s’enivre dans des hôtels de luxe, joue les Gabriele D’annunzio du haut du balcon de sa suite, en robe de chambre, face à un parterre d’effigies en carton figurant une foule fanatique et dévalise les épiceries des environs. On retrouve ici la jouissance consumériste et le désespoir nihiliste qui s’emparait également du personnage interprété par Charlton Heston dans Omega Man. Zac Hobson, à la fois désespéré et de plus en plus détaché de son propre sort tente de combler par les caprices les plus saugrenus le vide qui s’est emparé de ce monde devenu un terrain trop vaste et trop solitaire.
Il semble cependant que le genre post-apocalyptique ne tolère la solitude que dans un temps limité[1], et The Quiet earth ne fait pas exception à la règle. Au cours de ses errances sans but, Zac finit par rencontrer Joanne, une survivante comme lui, avec laquelle va s’ébaucher une relation amoureuse, puis Api, un Maori de prime abord assez inquiétant, qui tend une embuscade à notre héros et le force sous la menace d’une arme à le conduire auprès de Joanne dont il apprend l’existence grâce à un talkie-walkie grésillant au moment inopportun. Toute l’originalité de The Quiet earth se déploie à partir de cette rencontre. De la même manière que On the beach, ce à quoi l’on pouvait s’attendre ne se produit par forcément et, contre toute attente, la rencontre entre Zac, Api et Joanne, au milieu d’un parc ne donne pas lieu à une explosion de violence mais à une scène de fraternisation entre les trois rescapés. Le film donne dès lors lieu à une nouvelle variation sur le thème de la reconstruction des relations affectives dans un contexte post-apocalyptique et une situation de triangle amoureux que les personnages tentent d’affronter au mieux, de la même manière que dans The world, the flesh and the devil (1959) avec Harry Belafonte. Tout comme dans ce classique de la science-fiction des années 50, dont The Quiet earth constitue un remake assez psychédélique, le trio devra apprendre à vivre avec les nouvelles normes imposées par un changement de situation radicale.

Au-delà des représentations à grand spectacle ou des scénarios post-apocalyptiques figurant un basculement dans la barbarie à grande échelle, ces quelques productions plus ou moins atypiques, délaissant l’évocation du cataclysme, laissent une plus large place à une représentation plus intimiste de la fin des temps. Dans les quelques films évoqués ici, les différents personnages ressentent avec plus d’intensité la fragilité de leur existence, alors que leur statut de survivants les condamne soudain à l’isolement réservé aux dieux, car seuls les bêtes et les dieux peuvent vivre en dehors de la cité des hommes.

Note : les photographies utilisées pour illustrer cet article proviennent toutes de l’excellent site http://www.abandoned-places.com/index.htm, monument numérique dont nous recommandons vivement la visite à nos lecteurs.
[1] Il faudrait cependant ici citer quelques fantastiques épisodes de la série Twilight Zone, notamment Solitude et Time enough at last qui figurent avec cruauté l’expérience d’une solitude complète dans un monde complétement abandonné. On pense aussi à la nouvelle The silent towns, dans les chroniques martiennes de Ray Bradbury.
Publié le 23 juillet 2012 sur le blog Idiocratie