Rubik russe

Emmanuel Todd a souvent raison mais la plupart du temps, c’est pour de mauvaises raisons. Une sorte d’aveuglement extralucide, en quelque sorte, qui fait de l’auteur de La Chute finale (1990) ou de L’Illusion économique (1998)un penseur capable de toucher juste au moyen d’un bricolage idéologico-universitaire qui fait voisiner les intuitions fulgurantes avec des énormités sidérantes. Son dernier ouvrage, La Défaite de l’Occident, n’échappe pas à la règle et il faut savoir être patient et attentif pour retrouver quelques précieuses pépites au beau milieu du retartinage de la propagande du Kremlin, qui s’étire au long d’interminables pages. Le livre de Todd n’a aucun intérêt pour celui ou celle qui cherchera à en apprendre plus sur la Russie ou l’Ukraine. Il dit en revanche, un certain nombre de choses justes sur l’occident et ne fait, en cela, pas mentir son titre. L’essayiste reprend d’ailleurs dans une récente interview, livrée au magazine Marianne, le 12 janvier dernier, l’un des mantras répétés dans son dernier essai : « L’Occident est composé d’oligarchies libérales, la Russie est une démocratie autoritaire », précisant, à l’attention des lecteurs de Marianne,« qu’il n’y a plus aujourd’hui de vraie démocratie libérale nulle part, mais plutôt des ‘oligarchies libérales’ »1. Si Todd a raison de nous dire que l’occident est une collection d’oligarchies libérales, son tort est de penser qu’il n’y a plus de démocratie libérale. En réalité, il n’y en a jamais vraiment eu, et Todd semble ignorer au fond la véritable définition historique de cette démocratie libérale, dont le titre est quelque peu trompeur. Laissons-le soin à ses principaux fondateurs de la lui rappeler, à l’instar d’Emmanuel-Joseph Sieyès, dit « l’Abbé Sieyès », qui s’adressait à l’Assemblée nationale, le 7 septembre 1789, dans les termes suivants : « Le peuple, dans un pays – je le répète – qui n’est pas une démocratie (et la France ne peut l’être) – le peuple ne peut parler et agir, qu’à travers ses représentants. »2 Qu’en est-il, dès lors, au XVIIIe siècle de l’héritage de la démocratie antique ? Même Jean-Jacques Rousseau, si opposé qu’il fut à la notion de représentation, convenait, dans ses Lettres écrites de la montagne3, que « les anciens ne sont plus un modèle pour nous ; ils nous sont devenus trop étrangers dans tous les domaines. » Et, s’adressant à ses compatriotes genevois : « Vous n’êtes ni romains, ni spartiates ; vous n’êtes même pas athéniens. Laissez de côté ces grands noms qui ne vous vont guère. Vous êtes marchands, artisans, bourgeois, toujours occupés par leurs intérêts privés, leur travail, leurs petits trafics, leur gain ; des gens pour qui même la liberté n’est qu’un moyen d’acquérir sans obstacle et de posséder dans la sécurité. » Tocqueville ne dira pas autre chose, un siècle plus tard : « je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. »4

Rousseau, du moins, n’abandonne pas tout à fait l’idée d’une souveraineté populaire, capable de conférer aux citoyens la possibilité d’exercer un contrôle strict sur les élus, qui sont considérés comme des commissaires du peuple, plutôt que comme des représentants, un peu à la manière des magistrats athéniens, l’auteur du Contrat social convient cependant que, des trois sortes d’aristocraties – naturelle, élective, héréditaire – « la deuxième est la meilleure : c’est l’aristocratie proprement dite. »1 C’est l’avis, aux Etats-Unis, de Thomas Jefferson qui définit, en 1813, avec plus de précision encore, le gouvernement des ‘meilleurs’ qu’il appelle de ses voeux : « Il existe une aristocratie naturelle, basée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement de la société, et, parmi toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui, avec le plus d’efficacité, contribue à la sélection de ces aristocrates naturels et de leur introduction au gouvernement. »2 Ces simples mots suffiraient aujourd’hui à enflammer l’esprit de n’importe quel ‘populiste’, soucieux de défendre le peuple contre les élites. Le populisme, cependant, repose sur une ambiguité fondamentale, tant il lui est facile de dénoncer les élites mais bien peu aisé au contraire de définir exactement ce qu’est le peuple. C’est que le peuple est une énigme politique depuis l’Antiquité, qui pouvait aussi bien le nommer laos ou encore ethnos mais choisit avec Clisthène qui circonscrit de manière administrative et territoriale la qualité de citoyen.

Représentation contre démocratie : la « duperie nécessaire »

Si le populiste se défie des élites, l’oligarchie libérale se défie, elle, du peuple. Les fondateurs des régimes représentatifs du XVIIIe siècle sont hantés par le spectre qui planait déjà sur les régimes antiques, celui de l’ochlocratie, du pouvoir de la foule, toujours susceptible d’emporter les régimes et d’entraîner la cité dans le chaos. ce que les Grecs nommaient ἀναρχία, ‘anarkia’, la disparition de tout principe directeur et l’entrée dans une dangereuse période de transition entre le règne du chaos et celui du tyran. Dans le livre VIII de la République, Platon théorise la succession cyclique des régimes politiques qui mène du triomphe de l’aristocratie à celui de la tyrannie, en passant par la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Deux siècles après Platon, l’historien romain d’origine grecque Polybe reprend l’idée platonicienne de la succession des régimes pour en tirer l’anacyclose, de κύκλωσις, ‘kuklosis’, qui désigne le cercle en grec ancien, théorie de l’enchaînement des cycles politiques, qui lie invariablement un régime politique à sa version corrompue. Ainsi le règne légitime du monarque peut-il laisser place à celui du tyran, le gouvernement éclairé des ‘aristoï’ (les meilleurs), égarés par la cupidité, s’efface au profit de l’oligarchie et, enfin, la démocratie, emportée par la démagogie, se voit défaite par l’ochlocratie. Ce dernier avatar de la corruption des régimes politiques demeure, de l’Antiquité jusqu’à la période moderne, le véritable monstre que doivent légitimement craindre les gouvernants et partisans des régimes légitimement installés. « La foule est la mère des tyrans », proclame l’historien grec Denys d’Halicarnasse au premier siècle avant Jésus-Christ. Les Romains l’avaient compris, eux qui regardent la plèbe, comme la tyrannie, avec tant de crainte et de défiance, qu’ils soumettent la res publica, le gouvernement de la « chose publique », au règne de la loi et donne aux tribuns la charge de représenter la plèbe, tandis que l’aristocratie du sénat assure le bon gouvernement des choses. Les théoriciens des régimes représentatifs du XVIIIe ont bien retenu cette leçon et élaborent des régimes politiques reposant sur la garantie d’équilibre des pouvoirs et de contre-pouvoirs. Checks and Balances, disent les américains. ‘Séparation des pouvoirs’, dit Montesquieu. Sélection d’une élite politique naturelle, nous dit Jefferson. « Si les hommes étaient des anges, nous n’aurions pas besoin de gouvernement »1, écrit simplement James Madison.

Les « régimes représentatifs » qui se mettent en place entre les XVIIe et XIXe siècle en occident ne doivent pas être confondus avec des démocraties au sens strict et au sens antique, car ils s’en défient avant toute chose. La démocratie athénienne est affaire de participation du corps civique au pouvoir, la démocratie libérale est, elle, affaire de représentation. Les grecs ont imposé à la cité la loi de la majorité qui ne connaît, en principe, pas d’autre limite qu’elle-même. Les romains, qui conçoivent, avec le Tribunat ou le Sénat, une véritable forme de représentation, éprouveront la nécessité de faire encadrer la gestion de la chose publique, res publica, par le règne de la loi. Les théoriciens des « régimes constitutionnels libéraux » du XVIIIe siècle ne dérogeront pas à ce principe en instituant des Etats de droit qui fixeront le cadre et la garantie de l’exercice des libertés individuelles. « Le constitutionnalisme libéral vise à la limitation du pouvoir, la démocratie, à son accumulation »1, écrit le politologue Fareed Zakaria en 1997.

Il n’y a pas donc eu de « dérive oligarchique », comme le croit Todd, puisque ce glissement était déjà inscrit dans les fondements même des démocraties libérales. On ne cherchera pas à nier ici que la concentration excessives des richesses, le népotisme et la reproduction des élites a certainement gangréné les régimes politiques occidentaux mais la « trahison » – si trahison il y eut – a eu lieu dès l’origine, au nom du peuple souverain, pour demander aux citoyens d’abandonner une partie de leur souveraineté politique, afin de préserver les droits de l’individu. Emmanuel-Joseph Sieyès évoque dans ses écrits cette « duperie nécessaire », affirmant que « les peuples n’ont besoin de jouir que de leurs droits »1. Cette duperie, à laquelle se soumettent « les peuples » dans les régimes représentatifs modernes reste le péché originel de ces régimes et l’origine de tous leurs maux. Les ennemis de ses régimes s’en emparent dès lors pour les flétrir. Lénine dénonce ce qui lui apparaît comme la mascarade de la démocratie bourgeoise et les fascistes italiens raillent quant à eux la faiblesse des régimes parlementaires obligés d’aller constamment quémander leur légitimité auprès des électeurs, au point de n’être tout simplement plus capables de défendre les intérêts de la nation. Les premiers ont résolu la question en faisant du parti le seul interprète de la volonté du peuple, et, comme l’écrit si bien Hélène Carrère d’Encausse2, la seule instance habilité à tracer la limite entre vérité et mensonge, les seconds ont tout simplement voulu rendre indissociable l’intérêt du peuple et de la nation de la volonté de l’État, toute entière incarnée dans la figure du Chef.

Le « pragmatisme » illibéral

L’affrontement qui a occupé le XXe siècle, de l’entre-deux guerres à la guerre froide a mis aux prises des interprétations antagonistes de l’héritage démocratique, consacrant finalement la victoire historique de l’interprétation libérale. La fin des utopies totalitaires ne marque pour autant pas la fin de cet affrontement idéologique. Dès lors que la démocratie libérale célèbre son éphémère victoire, elle sécrète son propre poison. La « démocratie contre elle-même »1, s’abîme dans l’inlassable surenchère de la demande des droits, esclave du triomphe absolu de l’individu, placée devant la perspective d’administrer l’après-guerre idéologique en mettant en œuvre un projet technocratique. Comme l’avait bien vu, en 1989, Francis Fukuyama, que l’on a décidément bien mal lu : « La fin de l’histoire sera une triste période au cours de laquelle l’audace, le courage, l’imagination et l’idéalisme seront remplacés par le calcul économique, la résolution sans trêve de problèmes techniques, de défis environnementaux et la satisfaction des exigences de plus en plus sophistiquées des consommateurs. »2

Les temps héroïques s’achèvent et l’ère de rationalisation collective annoncée par Fukuyama est porteuse de bien grises promesses. On peut reconnaître aux slogans de mai 68 d’avoir, à leur manière, anticipé cet affaissement dangereux de l’imaginaire politique occidental. On ne tombe pas, en effet, amoureux d’un taux de croissance. Et tandis que l’imaginaire occidental est gangrené par le virus de la fin de l’histoire, c’est une autre alternative politique qui s’est reconstruite dans l’arrière-cour de la gouvernance mondiale, en Asie tout d’abord, puis sur les ruines de l’ancien empire soviétique vaincu : les « démocraties illibérales », que le politologue américain Fareed Zakaria décrit, en 1997, de la manière suivante : «  des régimes démocratiquement élus, qui ont souvent été réélus ou réaffirmés à travers des référendums, et ignorent de façon routinière les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens des droits et libertés fondamentales. »1 A vrai dire, était-il vraiment utile d’inventer ce concept d’ « illibéralisme » pour désigner ce qu’on appelerait plus simplement des gouvernements plus ou moins autoritaires ? La réponse est oui car « l’illibéralisme » est bien considéré par ses concepteurs comme une réponse politique, sinon idéologique, au constitutionnalisme libéral.

1 Ibid. p. 30

1 Marcel Gauchet. La démocratie contre elle-même. Paris, Gallimard, 2002, 385 p.

2 Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », Commentaire, vol. Numéro 47, no 3,‎ 1989, p. 457

1 Emmanuel-Joseph Sieyès. Oeuvres complètes. Vol. 2. Edhis. 1989. p. 138

2 Hélène Carrère d’Encausse. Staline, l’ordre par la Terreur.

1 Fareed Zakaria. « The rise of illiberal democracy. » Foreign Affairs. Novembre/Decembre 1997. Vol. 76. N°6. p. 30

1 James Madison. The Federalist. 1784

1 Rousseau, Du contrat social, Livre III, chap. 5, Garnier-Flammarion, 1966, p. 109

2 Cité par Francis Dupuis-Déri. “L’esprit antidémocratique des fondateurs de la « démocratie » moderne” AGONE, no 22, septembre 1999, pp. 95-114 http://classiques.uqac.ca/contemporains/dupuis_deri_francis/esprit_anti_democratique/esprit_anti_democratique_texte.html#_ftn3

1 Emmanuel Todd. Interview publiée par Marianne le 12 janvier 2024. Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.

2 Discours prononcé en septembre 1789, « Sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », in Les Orateurs de la Révolution française, La Pléïade, 1989, pp. 1026-1027.

3 Publié en 1764. Oeuvres complètes, vol. III, p. 483

4 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1840, t. II, IVe partie, Chap. VI

This entry was posted in Essais. Bookmark the permalink.