Camionneurs, grosses bastons et anarcho-populisme

Les films de Sam Peckinpah se rangent, semble-t-il, pour les cinéphiles, en deux catégories. On distingue d’une part les œuvres majeures, comme La horde sauvage et son final ultraviolent qui a marqué durablement l’histoire du 7e art, ou encore Les chiens de paille qui voit un petit mari timide se transformer en tueur implacable face à une troupe de violeurs alcooliques irlandais. Face à ces monuments, on range volontiers dans la catégorie des « films mineurs », des œuvres telles que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ou Convoy. On retrouve toujours chez Peckinpah une fascination pour les déclassés en tout genre et les outlaws de tout poil. Dans La horde sauvage, il s’agit du ramassis de gangsters rassemblé autour de la figure de Pike Bishop  tandis que dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, une troupe hétéroclite de tueurs de bas étage et de malfrats médiocres se pressent, voire s’entretuent, pour retrouver la tête d’Alfredo Garcia, défunt amant de la fille du terrible El Jefe.

Dans Convoy cependant, on ne trouvera ni outlaws sanguinaires, ni desperados sans foi ni loi, mais toujours des déclassés de la société américaine : une poignée de chauffeurs routiers, Martin ‘Rubber Duck’ Penwald, Bobby ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’, ‘Spider Mike’, qui sillonnent les autoroutes désertes de l’Arizona et qui se trouvent en butte à l’hostilité d’un shérif local, incarné par un vieil habitué des productions de Peckinpah, Ernest Borgnine. Avec ce personnage, le film prend déjà un tour gentiment politisé et anarchiste. Borgnine est l’incarnation non pas de la loi mais de l’arbitraire. Il est à la fois injuste, corrompu et violemment déterminé, au point de passer à tabac ‘Spider Mike’, un des amis du ‘Rubber Duck’, tombé entre ses griffes.

Face à ce peu recommandable représentant de la loi, ‘Rubber Duck’, ‘Pig Pen’ ou ‘Spider Mike’ campent des figures d’américains moyens, de rudes mais honnêtes travailleurs. Ils symbolisent une Amérique des gens simples, des motels, des relais routiers, une Amérique telle que Christopher Lasch a pu la rêver, « une nation d’égaux, travailleuse et démocratique, pour qui la réussite ne résidait pas dans la promotion sociale. Un mythe aujourd’hui très lointain, mais qui, comme tout mythe, garde une puissance évocatrice capable d’ébranler l’arrogance du colosse d’argile américain. »[1] Les héros de Peckinpah ne sont pas des self-made men avides de profit, ils n’incarnent pas ce modèle de réussite capitaliste et tapageuse qui a tellement su séduire nos élites les plus vulgaires. Ces conducteurs de poids-lourds tiennent plus du cow-boy, ou du gaucho sud-américain. Ce sont des hommes avant tout épris de leur indépendance et de leur liberté. Ils font partie de ceux qui, dans cet envers rural et désertique de l’Amérique conquérante et ultra-consumériste que représente encore le grand ouest, contribuent à perpétuer le vieux mythe fondateur de la frontière et les valeurs de l’Amérique aventureuse et volontiers réactionnaire des rednecks, des white trash et des sympathiques laissés pour compte et artisans de la grandeur de l’Empire. Guns and guts made America great.

Convoy (1978). Sam Peckinpah Cinematography: Harry Stradling Jr. Photo by: John R. Shannon

Cet univers, Peckinpah le dépeint avec tendresse et l’oppose même assez schématiquement à la brutalité bornée de la police locale. La démonstration est peu nuancée, mais au fur et à mesure que se déroule l’histoire de Convoy, le film acquiert une profondeur que les premières séquences ne laissaient pas forcément soupçonner. Alors, en effet, que nos sympathiques routiers sont poursuivis par la haine tenace du shériff, ils commettent l’imprudence de faire halte dans un snack local pour profiter d’une bière et de la généreuse tendresse des serveuses de l’établissement. La confrontation entre les routiers au repos et les sbires de la police locale, venus les harceler jusque dans leur modeste havre de paix, donne à Peckinpah l’occasion d’orchestrer une scène de bagarre de bar digne des plus grands moments de Bud Spencer et Terrence Hill. La scène de poursuite qui s’ensuit, alors que les camionneurs fuient le restaurant ravagé, rappellera quant à elle aux amateurs les cascades burlesques de Shérif fais-moi peur. Peckinpah use et abuse du procédé du ralenti, qui est devenu avec le temps sa marque de fabrique : on voit même après une poursuite homérique se terminant pour l’un des protagonistes à travers un panneau publicitaire, un des conducteurs, frapper de dépit sur le capot de son véhicule hors d’usage au ralenti.

Si Convoy ne se résumait qu’à des bagarres de bar dans le style bouffon et à de baroques scènes de poursuites, il ne resterait malgré tout qu’une œuvre, moins que mineure, parfaitement dispensable. Or, le film prend tout son sens et toute son ampleur à compter du moment où les quatre protagonistes principaux, ‘Rubber Duck’, ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’ et ‘Spider Mike’, décident de foncer à bord de leurs camions vers la frontière du Nouveau Mexique où ils espèrent enfin pouvoir échapper au constant harcèlement de la police locale. A partir de là commence un road movie sans véritable équivalent dans l’histoire du cinéma américain. Tandis que les fugitifs tentent d’échapper à leurs poursuivants, les manifestations de solidarité et les encouragements grésillent sur les CB. Au fil des kilomètres, d’autres routiers se joignent au convoi emmené par le charismatique ‘Rubber Duck’. Ce sont bientôt cinq, puis dix, vingt, cinquante véhicules qui se ruent en file serrée et à tombeau ouvert sur les highways du grand ouest américain. L’objectif premier des fugitifs, rallier le Nouveau Mexique, semble soudain devenu secondaire. Le convoi devient un symbole, un mouvement contestataire qui rassemble les participants les plus enthousiastes et les véhicules les plus hétéroclites : monstres de métal sur dix-huit roues, transport de bétail, de produits chimiques, car scolaire emmenant une congrégation religieuse hippie et même un véhicule agricole épandeur d’eau.

Le gouvernement fédéral, averti de l’épopée héroïque de cette version chromée et motorisée de la longue marche, tente d’abord d’employer la force pour l’arrêter et capitule quand il s’avère que le camion du ‘Rubber Duck’ lui-même transporte des matériaux instables que la moindre balle risquerait de faire exploser sous l’œil des caméras embarquées des véhicules de télévision qui se sont joints au convoi. La tentative d’interview menée par un reporter juché sur le plateau arrière d’un pick-up avec son caméraman et qui se porte à la hauteur du camion de ‘Rubber Duck’ pour l’interroger donne d’ailleurs lieu à l’une des plus belles scènes du film. Qui se cache derrière ce pseudonyme, ‘Rubber Duck’, demande le journaliste, un syndicaliste ? Un révolutionnaire ? Un leader politique ? Personne, répond l’intéressé. Juste un type ordinaire. Et que veut ce type ordinaire ? Quelles sont ses revendications ? demande encore le reporter.  Aucune, rétorque ‘Rubber Duck’. « Je conduis, c’est tout. » Devant l’insistance du reporter à obtenir des réponses plus précises, ‘Rubber Duck’ fait alors un geste vague en direction de la cinquantaine de véhicules qui le suivent : « Demandez-leur à eux pourquoi ils me suivent, ils vous le diront ! »

La scène qui suit démontre qu’il ne faut jamais négliger les films mineurs des grands cinéastes car ils réservent quelquefois de véritables trésors. Le reporter et le véhicule de télévision, suivant l’injonction du ‘Rubber Duck’, entament une longue descente le long de la colonne de véhicules, filmant et interrogeant chaque conducteur sur ses revendications et les motivations qui l’ont poussé à rejoindre cette manifestation mécanique improvisée et la longue cohorte des protestataires. Le plan est admirable, il constitue à la fois une mise en abyme cinématographique et une critique virulente de la société américaine. Le véhicule du reporter descendant lentement le long de la colonne de poids lourds filme de cabine en cabine une succession de saynètes dans lesquelles chaque interviewé, au volant de sa machine, se tourne vers la caméra et exprime ses revendications. Pendant dix minutes de ce micro-trottoir improbable, Peckinpah laisse s’exprimer l’Amérique des déclassés,  des travailleurs qui abandonnent femmes et enfants au foyer pour sillonner les routes, de tous les modestes oubliés du rêve américain. Du prix de l’essence aux humiliations infligées par les forces de l’ordre, de la frustration de l’armée des laborieux à la colère de l’ancien combattant du Vietnam, des revendications des noirs américains au désespoir de l’ouvrier jeté hors de son usine, tout y passe. Peckinpah réussit en une scène le tour de force de donner soudain une voix à tous ces anonymes, cette voix qui éructe tout au long du film en arrière-plan sur les postes radios des camions des blagues salaces, des provocations libertaires et des confessions désenchantées dans un langage codé que les autorités essaient sans succès de déchiffrer. Il ne reste plus à ces individus déracinés et brinquebalés d’un bout à l’autre du pays par une impitoyable logique économique que cette voix portée par les ondes, que ces codes qui leur appartiennent et que leurs camions qui deviennent, réunis dans ce convoi, l’arme de leur colère.

On pourrait croire à lire ceci que Convoy s’apparente à une œuvre marxiste. Ce n’est pas le cas. Le film de Peckinpah est populiste dans le sens premier du terme, celui que Vincent Coussedière se réapproprie dans son excellent essai, Eloge du populisme, publié très récemment aux éditions Voies Nouvelles, c’est le populisme qui dressait aux Etats-Unis dès le XIXe siècle des ouvriers, des paysans ou des artisans contre le pouvoir des trusts, le populisme des révolutionnaires pré-bolcheviques en Russie à la même époque ou le populisme des luddites en Angleterre ou des Canuts en France qui se révoltent au début de la révolution industrielle contre cette idéologie dévoreuse d’hommes qui guide déjà le premier capitalisme. C’est ce populisme, explique aujourd’hui Coussedière, qui donne à ce peuple turbulent qui échappe par essence à toute définition idéologique, politique, ethnique ou sociologique systémique, la volonté de défendre sa propre définition du bien commun contre les empiétements de toutes sortes dans un mouvement profondément libertaire que les prophètes de la modernité s’empressent de qualifier de réactionnaire et dont les démagogues essaient toujours de tirer profit.

Ce populisme-là, que Vincent Coussedière distingue avec raison dans son petit essai de la démagogie, Sam Peckinpah en donne dans Convoy une superbe évocation cinématographique. Dans l’une des scènes du film, un rusé politique tente d’approcher celui qu’il identifie comme le meneur du mouvement, le ‘Rubber Duck’, incarné par un Kris Kristofferson qui trouve là un rôle à la mesure de ceux qu’il incarnera dans Pat Garrett et Billy le Kid ou La porte du paradis. Aux promesses du démagogue, le ‘Rubber Duck’ oppose la même réponse qu’au reporter un peu plus tôt : « Je ne vais nulle part, je ne mène personne, ceux qui le veulent se contentent de me suivre. » Le véritable populisme réside d’abord dans cette capacité de refus et dans cette reconquête d’une liberté railleuse, belliqueuse et ennemie de tout système, de l’anarchisme en somme.

C.W. McCall – Convoy
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