« On n’est pas si mal sur cette île », dit Babar.
Jean de Brunhof. Le voyage de Céleste.
« Anders Breivik n’est pas seulement fou. Il est clairement et indubitablement fou car aucun être doué de raison n’aurait pu faire ce qu’il a fait. »[1] L’explication donnée par Boris Johnson, le maire de Londres dans le Daily Telegraph du 25 juillet 2011 à l’occasion de la tuerie d’Utoya et de l’attentat d’Oslo était peut-être un peu simpliste mais à tout prendre elle n’était pas plus idiote que l’interprétation largement adoptée par une bonne partie de la presse française, à savoir qu’Anders Breivik représenterait tout simplement l’avant-garde d’un vaste mouvement fondamentaliste chrétien qui se dessine en Europe et menace la démocratie pluraliste, la solidarité européenne, la civilisation humaniste et l’amour entre les peuples : le retour de la bête immonde en tenue de plongeur de combat, un « lone wolf » pas si solitaire qui pourrait, qui plus est, compter sur d’occultes et puissants soutiens. « Dans le contexte de progression des extrême-droites européennes, Anders Breivik ne se sentait pas seul. Les loups chassent le plus souvent en meute », écrivait, le 26 juillet dernier dans Slate.fr,l’avisé Fabrice Pozzoli-Montenay, secrétaire général de l’association des journalistes européens, collaborateur au magazine franco-allemand Paris-Berlin et correspondant France pour la lettre d’informations économiques américaine OTR Global, ancien correspondant de La Croix, du Parisien, de la BBC et de Radio-Vatican lors des conflits yougoslaves, comme le précise sa modeste notice biographique[2]. L’illustre secrétaire général de l’association des journalistes européens n’a pas été le seul à défendre l’hypothèse complotiste qui a immédiatement connu un beau succès. Au fil des articles sur le tueur de masse scandinave, on découvre ainsi ce que le journal La Croix nomme les « obsessions idéologiques » d’Anders Breivik : Charles Martel, Ogier le Danois, Timothy McVeigh, organisateur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, le Liban Chrétien, Vladimir Poutine, Winston Churchill, Conan le Barbare et l’armée israélienne. A cette petite boutique des horreurs, Rue89, sous la plume d’Antonin Grégoire, a cru bon d’ajouter Sergeï Netchaïev et même Robert Reddeker, certainement très reconnaissant de se voir ainsi élevé au statut d’éminence grise de l’agitprop anti-marxo-musulmane après avoir échappé de justesse à la fatwah lancée contre lui en 2006. Tout ceci compose une petite ménagerie pittoresque, à laquelle on ajouterait bien Fantômas ou Gengis Kahn, mais forme un comité révolutionnaire assez peu homogène. Le risque d’un coup d’Etat barbaro-fasciste et christiano-churchillien n’étant cependant pas à négliger, La Croix croit bon de préciser pour rassurer ses lecteurs sans doute terrifiés à l’idée que des milices surentraînées de vikings libano-chrétiens arborant des T-Shirts de Vladimir Poutine ne débarquent dans leur pavillon de banlieue pour les assommer à coup de saumons frais, que les services de renseignements européens ont déjà à l’œil depuis un certain temps cette mouvance néo-fondamentaliste chrétienne. On se réjouit du moins pour les services de renseignements français, éventuellement engagés dans cette veille sécuritaire, qui vont pouvoir surveiller autre chose que Yann Barthes ou la compagne de François Hollande mais on se demande un peu quelle armée secrète de super-geek vont nous dénicher les super-flics européens : une colonie de croisés anti-islam, planqués dans des fermes bio parsemées dans toute l’Europe, attendant le signal du grand massacre et rongeant leur frein en jouant à World of Warcraft et en regardant en boucle Le seigneur des anneaux ?
“Waiting for the worms. The Wall. Alan Parker. 1982.
MGM/UA Entertainment Co. (United States) United International Pictures |
Breivik, bras armé d’une fraternité haineuse, refusant l’argument multiculturel, la mondialisation, l’immigration de masse, et attendant la première occasion pour frapper la démocratie au cœur arrivait tout de même fort à propos pour rassurer l’intelligentsia française un peu affolée par l’annonce inquiétante de l’agence de sondage Harris donnant Marine Le Pen présente au deuxième tour des élections d’avril 2012. Face à une débâcle annoncée du sérail politique français, ce nouvel élément d’explication fourni par la tragédie norvégienne ne pouvait manquer d’être accueilli avec ferveur et reconnaissance. Il faut dire que, pour la coalition bigarrée de l’antifascisme qui ne devait depuis des années sa survie politique qu’à la présence de Jean-Marie Le Pen dans le paysage politique, le départ à la retraite de Belzebuth avait rendu l’atmosphère politique depuis quelques temps un peu irrespirable. Le parti du mondialisme éclairé voyait avec inquiétude la fille Le Pen venir, sans remord et avec une certaine démagogie, camper sur la pelouse un peu en friche du socialisme français en faisant de l’œil non seulement aux classes ouvrières mais en plus aux malheureux pékins des classes moyennes bien conscients de s’être fait avoir une fois de trop en 2002. Même les fidèles électeurs sarkozystes risquaient, après le petit raout financier de 2008, de trouver eux aussi que l’herbe était peu être un peu plus verte ailleurs, le discours habilement démondialisant de Marine étant moins démoralisant pour le contribuable essoré que les antiennes fatigantes des ouvreurs de frontières aux forceps. L’antifascisme glapissant commençait à ce moment, on le sentait, à taper quelque peu sur les nerfs d’un nombre grandissant de français que Sofia Aram trouvait encore très cool de traiter de gros cons.
Entre l’exécution des basses besognes de flingueurs anti-fachos, les cris d’alarme face à la montée en puissance de l’armée des loups solitaires du christianisme intégriste et les tartines indigestes mais obligatoires de boy-scoutisme idéologique, les différents commentateurs du drame norvégien onthasardé quelques références intéressantes, en particulier la comparaison tentée par Antonin Grégoire sur Rue89, entre Netchaïev, père spirituel de tous les terroristes modernes, et Anders Breivik. Le parallèle n’est cependant pas seulement rendu judicieux par le fait que Serge Guénadiévitch Netchaïev, né en 1847, a laissé derrière lui un Catéchisme révolutionnaire, inspirateur de tous les nihilismes et terrorismes révolutionnaires, mais parce que ce théoricien délirant du coup d’Etat, menteur, calculateur, mythomane, a également inspiré le Piotr Stepanovitch des Possédés de Dostoïevski, révolutionnaire raté qui n’existe qu’à travers des machinations qui finiront par le dépasser et ensanglanter la petite ville de Russie sensée servir de laboratoire au soulèvement qu’il prépare. Chez Breivik, il y a du Netchaïev et du Piotr Stepanovitch mais aussi un peu de Stavroguine, auquel on ne peut s’empêcher de penser quand on voit ce visage apaisé barré d’un sourire tranquille, dont le regard vaguement amusé et les traits détendus disent simplement la satisfaction du devoir accompli. Comme Stavroguine à la fin des Possédés, Breivik ne se soucie plus de rien, au lieu de se pendre comme le héros de Dostoïevski, il se contente de réclamer un psychiatre japonais et un uniforme pour son procès. Sa besogne accomplie, il est rentré tranquillement en lui-même, il est retourné sur son petit îlot de fantasme, celui qu’il a cultivé peut-être depuis toujours, comme des centaines de milliers de ratés dans son genre, sous le masque du gendre idéal et doux, graduellement rendu fou de rage et de frustration à mesure que la société dans laquelle il vit lui a répété qu’il était unique, qu’il suffisait qu’il soit juste « lui-même » alors qu’il se rendait bien compte, à force, que « lui-même » ce n’était pas vraiment différent ou mieux que tous les minables qui l’entouraient. « La colère des imbéciles envahira le monde », écrivait Bernanos.
Dans In Girum imus nocte et consumimur igni (« nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »), Guy Debord trace quant à lui ce portrait terrifiant de l’imbécile moderne, frère d’arme du fade et dément Breivik :
Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet, ceux-ci se trompent sur tout et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.[3]
In Girum Nocte et consumimur igni. Guy Debord
Ignoré par son père exerçant loin de lui la carrière de diplomate ; élevé dans la doucereuse quiétude d’une morne banlieue pour cadres d’Oslo, Anders Breivik, si l’on s’en tient aux éléments biographiques que tout le monde connaît désormais, développe peu ou prou « des goûts en phase avec les jeunes gens de son âge »[4], regarde Dexter, la série américaine sur un psychopathe qui a des principes et qui tue d’autres psychopathes dotés d’un sens des valeurs moins prononcé que lui, joue à World of Warcraft et Modern Warfare, aime bien Gladiator, Georges Orwell, Thomas Hobbes et 300, n’a pas de petite amie et pas d’ami proche, bref, a une vie de merde.
Plus que d’une insaisissable mouvance fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité démocratique high tech. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », dit encore Debord.[5] Breivik n’est pas le fer de lance d’une lame de fond d’extrême-droite qui menacerait nos sociétés démocratiques, il est le pur produit du nihilisme contemporain qui semble être l’ultime horizon de nos sociétés démocratiques. Comme d’habitude, il s’est trouvé, après les attentats d’Oslo et d’Utoya quelques imbéciles garde-chiourmes de la bonne conscience moderne pour clamer haut et fort : « il n’est pas des nôtres », tout en se murmurant craintivement : « je ne suis pas comme lui ». Et pourtant, Breivik est bien des nôtres. Au milieu d’une société qu’il hait tout en y appartenant farouchement, ce produit parfait de l’idéologie consumériste, ce progressiste enthousiaste, frustré qu’on ne le prenne pas au sérieux, cet ignorant mystifié convaincu de son rôle de grand inquisiteur a décidé qu’il allait en découdre, non pas en premier lieu avec les « arabo-marxistes » qu’il dénoncent tout au long des 1500 pages de son pamphlet millénariste, mais avec ses doubles honnis, avec ses concitoyens aveugles et bornés qui, contrairement à lui, semblent s’épanouir dans la situation avilissante que leur imposent les représentants politiques qui leur parlent, écrit encore Debord, « comme à des enfants obéissants à qui il suffit de dire “Il faut” […] comme à des enfants stupides devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment, et aussi bien le contraire le lendemain. »[6]
Le premier réflexe, après la tuerie d’Utoya et l’attentat à la bombe d’Oslo, a été de désigner tout d’abord Al Qaida ou une quelconque mouvance islamiste, de penser qu’un nouveau kamikaze venait de faire rentrer la tranquille Norvège dans le club des pays victimes du terrorisme de masse tandis qu’un de ses acolytes avait pendant ce temps expédié assez d’infidèles en enfer pour égaler le nombre de victimes des attentats qui pimentent quotidiennement l’existence des habitants de Bagdad City. L’erreur n’était pas si grande. La croisade lancée au nom du Coran contre l’occident est le fait d’individus possédant un niveau d’éducation remarquablement élevé qui préfèrent se faire sauter le caisson en transformant en viande hachée quelques connards d’occidentaux plutôt que d’envisager les débouchés offerts au jeune musulman aujourd’hui, encore un peu plus déprimants que l’horizon existentiel du jeune européen, pour ceux qui n’auront pas la chance de devenir analystes financiers à la City. L’exemple d’un Ben Laden, qui a eu le loisir d’aller se taper des dizaines de putes de luxe à Marbella avant de se découvrir une âme de rédempteur et de prophète du nouveau djihad, peut convaincre, de la même manière que celui de Charles Martel, que le terrorisme peut-être un moyen pertinent de maximiser son capital ambition et de devenir acteur de sa propre réussite comme on dit chez les prophètes du management.
Je ne me suis pas accordé le temps de parcourir la somme d’Anders Breivik, il y a suffisamment d’ouvrages que j’ai honte de ne pas avoir lus pour ne pas engloutir mon temps dans la lecture d’un pavé de 1500 pages dont les traits essentiels sont parfaitement résumés par l’instructive vidéo que le tueur au visage avenant de concessionnaire Saab et au regard de husky a laissé sur Internet. Au lieu de lire 2083, j’ai préféré me rabattre sur La possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, une autre histoire de raté, qui ne fait sauter ni n’abat personne mais qui se contente de gagner sa vie, plutôt bien, en tant que comique estampillé provocateur, en tapant de préférence dans les cadavres et en écrasant les faibles pour se faire facilement du fric, un peu comme Sofia Aram que j’ai citée plus haut. Daniel1, le narrateur principal de La possibilité d’une île, n’est pas vraiment intéressé par la perspective de s’enrichir bien qu’il soit particulièrement sensible aux avantages matériels conférés par le luxe. Il n’est en réalité fasciné que par la possibilité qui lui est offerte de s’avilir et d’avilir avec lui cette société qu’il déteste mais qui le méprise et interprète ses saillies les plus grotesques et les plus vulgaires comme le summum de la provocation et de l’impertinence. Plus il va loin dans l’abjection et dans la bêtise, plus ses contemporains le trouvent drôle et plus il gagne de l’argent. Le héros de Houllebecq a parfaitement saisi la logique d’un système dans lequel il suffit finalement de s’en remettre aux bonnes mannes de la provocation institutionnalisées pour s’en sortir le mieux possible avec un peu de chance. «La reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l’accès aux derniers financements publics et une couverture correcte dans les médias de référence, allait en priorité, dans le cinéma comme dans les autres domaines culturels, à des productions faisant l’apologie du mal, ou du moins remettant gravement en cause les valeurs morales qualifiées de “traditionnelles” par convention de langage. »[7] Profondément intégré à ce monde qu’il hait, Daniel1 est un observateur parfaitement détaché, cynique et lucide de son fonctionnement et de la déroute d’un « système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant », qui s’est « depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. »[8] Il s’est taillé la voie du succès au sein de ce système et a parfaitement intégré ce principe que lui assène une de ses relations amoureuses, rédactrice d’un journal pour adolescente : « ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs »
Image tirée du film La possibilité d’une île (2008), de Michel Houellebecq
Fidèle à ces principes, Daniel1 devient le spectateur impavide et impitoyable de son propre naufrage. Ecœuré par sa propre réussite, esclave de ses appétits sexuels, incapable de distinguer l’amour de la jouissance, Daniel1 est un personnage tragiquement charnel, obnubilé par la déliquescence physique, par la dégradation de ses performances sexuelles, par son intégration, et sa possible désintégration, au sein du marché du cul. Chaque atome de Daniel1 approuve en la haïssant l’odieuse mascarade mise en place par cette société dans laquelle le vice et la bêtise sont érigées en valeur cardinale. La tristesse profonde qui se dégage de ses considérations désabusées n’est due qu’à la nostalgie d’avoir abandonné la condition d’homme pour pouvoir jouir sans entrave et d’être au bout du compte contraint d’envisager en tant qu’homme la fin de sa jouissance et sa propre finitude.
Benoît Magimel dans la maison de Daniel 25
La Possibilité d’une île
Proposition d’étalonnage
© Photo Eric Guichard
Dans le livre de Houellebecq, l’humanité n’est plus capable que d’une compassion de commande qu’elle nomme « humanitarisme », elle ne connaît plus le rire qu’à travers le sarcasme et confond l’amour avec la sentimentalité minable qui camoufle ses désirs les plus pathétiques. Il n’y a pas plus d’issue pour cette humanité-là que pour le personnage de Daniel1 qui est au fond un pauvre beauf. Un beauf un peu éclairé certes, mais au bout du compte un pauvre type qui aime les grosses bagnoles, qui s’extasie sur une pétasse en string rose et en mini-short moulant, qui réalise les fantasmes les plus lamentables, comme de se faire tailler une pipe par un top-model en sirotant un cocktail de prix sous le regard complice d’un serveur de bar branché. Le roman s’engage dans une sorte de science-fiction crépusculaire, quand les possibilités offertes par le clonage, technique développée par les Elohims, avatars des Raëliens que Daniel1 rencontre au milieu de son existence et qui organisent des colloques sur l’île de Lanzarote, permettent aux successeurs de Daniel1 de poursuivre son épopée existentielle à travers les siècles, jusqu’à Daniel25 qui, des milliers d’années plus tard, vit dans un monde où la vieillesse, la décrépitude, le désir, le rire, le désespoir et l’humanité ont été vaincus et annihilés.
Le système dans lequel nous vivons, fantasmons, mourrons, qui n’est pas plus démocratique et libéral en réalité qu’Anders Breivik n’est fondamentaliste chrétien, ce que Debord appellerait tout simplement et froidement « le système de production », a généré et génère encore chaque jour des milliers de clones, de Daniel1, 2, 3, 4, 13, 23, 25 ou d’Anders 1, 2, 3…50 qui perpétuent de façon symétrique et parallèle leurs existences similaires. Chacun d’entre eux bâtit en grandissant d’agréables fantaisies dans lesquelles il s’imagine riche à crever, désiré par des femmes désirables, puissant, important et surtout différent des autres. Bien peu parmi ces fantômes, dont chacun se rêve exceptionnel, réussissent à connaître le destin d’un Daniel1 et à se hisser suffisamment haut pour jouir à la fois de la bêtise de ses contemporains et des libéralités qu’elle prodigue à ceux qui savent la flatter. Cependant, vieillissant et avachi, Daniel1 réalise avec horreur que son existence de play-boy provocateur, concrétisation vulgaire du rêve de puissance de milliers de pathétiques lampistes, sera de toute façon pulvérisée par la vieillesse et la mort. Comme l’assassin qui vient de commettre son crime et l’homme qui vient de faire l’amour, Daniel1 a passé son existence à se demander : “Que faire du corps ?”. Au moment où il réalise, tout comme sa jeune poupée sensuelle qui le largue sans un regret, qu’il n’y a plus rien à faire de son corps, Daniel1 réintègre brutalement la cohorte des médiocres. Il n’y a rien au bout du chemin qu’il a parcouru, seuls subsistent quelques vers écrits de sa main avant de basculer dans le néant :
Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île »[9]
Des milliers d’années plus tard, il ne reste plus au dernier héritier de Daniel1, Daniel25, qu’à quitter sa propriété surprotégée pour s’engager dans une quête dénuée de sens, au milieu des derniers rebuts de l’ancienne humanité, qui le mènera à l’ultime conclusion, qu’il n’y a, au milieu du temps, plus d’île et plus de possibilité pour une humanité qui a parachevé sa propre élimination.
La possibilité d’une île existe pourtant sous une autre forme, c’est celle que Romain, l’artiste vaguement dépressif que Daniel1 rencontre à l’occasion d’un premier séminaire chez les Elohim, a patiemment élaborée dans la cave du pavillon de banlieue que lui ont légué ses parents. Au rez-de-chaussée du petit pavillon, dressé au milieu de chantiers et de terrains vagues, qui préfigurent le décor qu’Esther, future correspondante de Daniel25, peut observer de sa fenêtre dans un New-York à l’abandon, il y a le mausolée que le jeune artiste a laissé en l’état depuis la mort de ses parents : un petit salon qui sent la poussière et le renfermé, peuplé de fantômes dérisoires, quelques vieux fauteuils recouverts de tissu verdâtre, une antique commode, une vieille lampe mise en pied sur une mauvaise imitation de sarment de vigne, des photos aux couleurs passées dans des cadres criards, le tout enveloppé par une tapisserie à motif, qui invite à la contemplation et au suicide. Au sous-sol, le jeune homme s’est construit son propre mausolée : tout un univers de poupées animées, de saynètes en miniatures qui s’illuminent et prennent vie quand le narrateur s’en approche, de petites histoires mécaniques qui racontent un mariage en Corée bardé de couleurs, une scène bucolique dans une petite ferme, des motifs naïfs, charmants reconstitués avec minutie par ce jeune homme mystérieux qui avoue ne plus réussir à sortir de son pavillon, de son univers de joies simples en miniature, de son île…Peut-être le sort de Romain est-il finalement plus enviable, lui qui a reconstruit patiemment et minutieusement, dans la cave du petit pavillon de banlieue de ses parents, cette île dans laquelle il se réfugie, s’enferme, s’enfonce, jusqu’à renoncer définitivement à une existence de toute façon misérable, à un monde qui n’a plus rien à faire de lui. Dans le Quart-Livre, Rabelais imagine le voyage des Compagnons de la Quinte à Medamothi « l’île des peintres », l’île de « Nul-Lieu », peuplée d’une faune d’animaux tous capables de changer d’aspect et de forme, de caméléons, de poulpes, accueillant une foire où il est possible de tout trouver, de tout acheter, voire même « ce que la parole n’exprime pas. »[10]
Le Jardin des délices, (détail), vers 1505, Jérôme Bosch (Madrid, Musée du Prado).
Il est difficile de savoir quelle fantasmagorie Anders Breivik s’est fabriquée sur son île de « Nul-lieu » mais de ce refuge dans lequel il habitait en rêve avec Ogier le Danois, Charles Martel et peut-être même le roi Arthur, il n’a eu qu’un pas à faire pour passer dans l’île d’Utoya, et s’imaginer en Netchaïev ou en croisé scandinave impitoyable, pour faire passer de vie à trépas toute une génération de futurs François Hollande et de Ségolène Royal norvégiens, en s’en prenant de façon sanguinaire à ceux qui, au sein de cette jeunesse moderne, souriante et tolérante, acceptaient avec enthousiasme ce monde dans lequel lui ne semblait pas pouvoir trouver sa place. Au moment où la police norvégienne est venue l’arrêter, il a simplement laissé tomber son arme et s’est rendu sans opposer la moindre résistance, concluant simplement son équipée sauvage par un laconique : « J’ai fini ». A ce moment, a-t-il été rejoint dans son délire, sur l’île d’Utoya, par ses héros de toujours qui lui ont tapé dans le dos et l’ont félicité pour son acte ? Pendant qu’on lui passait les menottes, peut-être s’est-il assis en rêve, avec Ogier le Danois, Timothy McVeigh, Winston Churchill et Charles Martel, sur quelques grosses pierres pour fumer tranquillement la pipe et contempler d’un air satisfait sa propre existence et le carnage qui la parachevait en hochant gravement la tête et en disant d’un air satisfait et serein : « On n’est pas si mal sur cette île… »
[1] http://www.presseurop.eu/fr/content/article/794831-anders-breivik-itineraire-d-un-pauvre-type
[2] Et j’en passe…
[3] Guy DEBORD. In Girum imus nocte et consumimur igni.
[4] La Croix. 23 juillet 2011.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid. p. 51
[8] Ibid. p. 274
[9] Ibid. p. 433
[10] Claude GAIGNEBET. « Le combat de Carnaval et de Carême ». Annales. Economies, sociétés, civilisations. 1972. Volume 27. N°2. p. 314