Ce site ne serait pas complet et ses auteurs se montreraient bien ingrats s’ils ne rendaient hommage ici et maintenant aux producteurs, acteurs et réalisateurs du film « Idiocracy », dont la formidable histoire chaque jour nous inspire et nous guide. Au XXe siècle, un soldat américain, individu parfaitement banal et moyen en tous points, se retrouve à son corps défendant impliqué dans un programme d’expérimentation scientifique mené par l’armée américaine visant à cryogéniser l’élite de la nation afin de la réserver pour les défis futurs. Censé n’être congelé qu’un an, notre soldat se réveille cinq cent ans plus tard dans un monde qui s’est débarrassé d’un avantage que la longue histoire de l’évolution a rendu désormais sans objet pour l’humanité : l’intelligence. Passé de l’autre côté de cette rupture anthropologique qui est le véritable grand événement du XXIe siècle, notre héros peut mesurer les conséquences de cette phase finale de l’évolution qui lui donne l’occasion de découvrir en l’an 2505 une Amérique où l’on arrose les cultures avec du Gatorade, où la prostitution se consomme dans des fast-food et où le film le plus populaire de l’année s’intitule tout simplement : Ass. Grâce soit rendue à Mike Judge pour les qualités visionnaires qu’il a su déployer dans cette réjouissante prophétie cinématographique qu’est Idiocracy. Sans elle, Idiocratie n’existerait pas.
Le dernier essai de Jean Vioulac est à la fois ample dans son déroulement parce qu’il nous fait naviguer dans les hautes eaux de toute la philosophie occidentale, et terrifiant dans sa perspective parce qu’il nous indique le point d’arrivée : ” L’universel réduction au Même et au Pareil “. D’où son titre : La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident. Or, il y a des crises (systémiques et métaphysiques) dont on ne peut pas sortir parce qu’elles arrivent tout simplement au terme d’un processus, et recouvrent l’ensemble de ses étapes de la finalité qu’elles portaient en leurs seins depuis le départ. Pour Jean Vioulac, il s’agit ni plus ni moins de la fin de la philosophie en ce qu’elle est parvenue à l’arraisonnement total du monde : conceptuel, politique, technique, économique, social, etc. Tout est soumis à l’universalité abstraite dont le capitalisme est l’ultime avatar, avant extinction des feux.
Le pronostic, s’il a déjà été avancé par Heidegger dans La fin de la métaphysique, n’en reste pas moins tonitruant. On pourrait juste rétorquer à l’auteur qu’il s’agit ici de la fin de la philosophie occidentale, celle qui a commencé avec Platon, et qu’il reste peut-être des germes de salut dans le monde imaginal de la philosophie orientale. En tout état de cause, le signal d’alarme est lancé et il nous oblige, si l’on veut l’entendre, à faire retour sur l’exposé passionnant de Vioulac.
Tout commence et finit en quelque sorte par Hegel puisqu’il est le premier à avoir envisagé l’Histoire comme le recouvrement de la Raison au travers de la mise en place de l’Etat universel. L’homme n’est plus un sujet, mais le témoin fragmentaire d’un Esprit qui travaille en lui et qui le porte sur les cimes de l’universalité, soit la vérité devenue totalité. Les totalitarismes du XXè siècle auront beau jeu de prendre l’idée en marche et de la pousser jusqu’à ses extrémités sous la forme d’une « politique technicienne d’ingénierie sociale », qu’on l’appelle biocratie ou sociocratie.
Vioulac ne s’arrête pas là et pose sans doute la thèse la plus controversée de l’ouvrage, bien qu’elle ait été très largement esquissée par Tocqueville : la démocratie est également une politique de la totalité ! N’en déplaisent aux tenants du progrès, la démocratie actuelle est très éloignée de l’ancienne idée grecque puisque la toute puissance – incontrôlée – du corps social a définitivement étouffé la délibération citoyenne (et aristocratique). L’auteur parle d’ailleurs d’une pandémocratie comme de l’extension illimitée du principe démocratique à toutes les dimensions de l’existence. S’ensuit, comme le prédisait Tocqueville, une vague d’atomisation, d’uniformisation et de normalisation. Chacun croyant être libre au moment même où il est façonné de l’intérieur par un souverain bienveillant : « Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige »[1].
Ce système n’était cependant que l’annonce d’une autre universalité bien plus mortifère : celle de l’économie de marché. Une grande partie du livre est effectivement consacrée à la philosophie de Marx. L’auteur commence par rappeler que le penseur allemand n’était pas un matérialiste puisque son système repose entièrement sur le travail comme essence de l’homme. Autrement dit, le travail subjectif de l’individu vivant constitue la source originaire de tout donné, et ne peut se comprendre que dans le cadre d’une communauté (essence-commune). Ainsi, le communisme strictement défini n’est que le retour à cette communauté primordiale ; communauté dans laquelle l’individu se réalise à travers des pratiques concrètes et dans laquelle l’humanité se révèle au regard du travail accompli et partagé. Heidegger ne dira pas autre chose à propos du travail comme comportement fondamental de l’existant. On comprend ici qu’il s’agit d’une lecture que l’on peut ne pas admettre, notamment lorsque l’on se réfère à l’Idée platonicienne ou encore à l’Unicité divine, mais que l’on peut difficilement écarter dans une société basée sur le travail et la production.
Une fois ce rappel fait, Vioulac opère une coupe en règles du capitalisme contemporain. On le devine, la critique est d’autant plus sévère que le capitalisme, en défigurant le travail, aurait rompu avec l’essence de l’homme. Qu’est-ce à dire ? Le travail est devenu une puissance autonome mise au service de la seule mesure qui compte : l’argent. Il en résulte une autonomisation du capital, soit un processus qui n’existe que pour lui-même, un processus dans lequel tout doit être mis en ordre (salariat, concurrence, etc.) à seule fin de faire tourner l’Appareil. En un mot, l’argent est communauté ; il suppose de soumettre le sujet à l’universalité dont il devient l’objet. En termes concrets, cela signifie que la citoyenneté n’a de sens qu’au regard du pouvoir d’achat dont on dispose tandis que le gouvernement s’occupe de la police du marché, la science économique de l’ajustement des travailleurs et l’idéologie du formatage des âmes.
Dans ce contexte, le libéralisme ne serait-il pas un moyen de sortir de cette machine infernale pour rendre à l’homme la jouissance de son travail ? Vioulac anticipe les critiques et s’attache à démontrer que le libéralisme s’oppose effectivement à l’Etat mais pour mieux se donner au Marché. En se référant aux écrits de Hayek, il montre que les libéraux envisagent la société civile, celle qui vient avant l’Etat, comme une société régie par le système des prix et harmonieusement agencée par la loi (naturelle) de la concurrence. C’est le miracle du marché. Il reste que l’homme, en se débarrassant de l’Etat pour s’en remettre à la société civile, ne quitte finalement pas la sphère de l’objectivation. Les mécanismes du marché l’entretiennent dans une réalité virtuelle dont l’individu n’est qu’un « moment utile ». En un mot, l’homme est libre à la mesure de sa participation au système. En dehors, il n’est rien.
Ce détour par l’idée libérale permet à Vioulac de revenir à son sujet pour rappeler que le capitalisme est justement le marché comme « puissance souveraine de totalisation ». Nous ne sommes pas très loin de la thèse de Michéa selon laquelle l’idée libérale porte en son sein le poison de l’objet capital. En tous les cas, et cela Marx ne l’avait pas entrevu, le système continue à se déployer et à s’intensifier avec la planification de la consommation, la juridicisation des comportements et la propagande économiciste. Tout est massifié, organisé, apprivoisé : du contrôle des désirs au dressage des corps en passant par les soins de l’âme. A lire Vioulac, le monde nous a échappé et nous en sommes devenus les otages. C’est le « totalitarisme immanent », chacun porte en lui la marque du système pour lequel il travaille ou plus exactement il agit car, dans ce monde, il n’y a plus de réalités concrètes.
Après un tel diagnostic, on attend bien sûr au tournant l’auteur pour qu’il nous propose une voie de sortie. Et sur ce point, il faut bien avouer que l’eschatologie révolutionnaire de Marx ne nous convainc guère. Certes, il est toujours intéressant de revenir aux sources de la pensée marxienne : la conscience se fonde sur le corps vivant, d’où l’importance de l’économie comme vie active et agissante des hommes, soit le corps en action. L’homme est essentiellement un travailleur et toute la réalité, notre réalité, résulte de l’activité pratique. Dès lors, la révolution consiste à refonder la « rationalité objective sur son fait subjectif », c’est-à-dire à sortir de l’universalité abstraite pour reconnaître la singularité concrète d’un travail en acte. Et cette action, il revient aux prolétaires de la mener parce qu’ils sont tout simplement les pauvres du système, les figures souffrantes, les derniers hommes à qui il ne reste plus que la subjectivité pure, celle qui porte justement en elle la puissance de la communauté. Car la révolution consiste, en dernier ressort, à rendre l’universalité (l’essence commune) aux sujets. Elle est l’autre mot pour dire la justice, soit la restauration de chacun dans son être, d’où sa dimension eschatologique.
La dialectique est séduisante, mais on peut difficilement l’appliquer au réel. Son temps est passé. L’auteur semble lui-même en convenir puisqu’il constate la transformation du prolétariat en consommariat et l’accélération de la dynamique systémique, totalisante, avec la mobilité intense du capital, le grand remplacement des travailleurs (délocalisation/émigration), la spectacularisation du monde, l’exploitation des ressources naturelles, etc. Et si l’on doutait encore du caractère pernicieux du système, Vioulac achève son ouvrage, et son lecteur, par un dernier chapitre consacré au « totalitarisme technologique » à travers la pensée de Gunther Anders. La mondialisation est devenue l’« appareillement planétaire » dont le pouvoir est une « totale-technocratie » en charge de faire tourner le système. On retrouve finalement la haute figure qui plane sur toute la démonstration, celle de Heidegger, pour qui la technique était envisagée comme « l’attribution des pleins pouvoirs au système total de l’étant ».
On l’aura compris, la lecture de Vioulac n’encourage pas à l’optimisme. D’autant plus qu’elle repose sur un style d’une redoutable efficacité : la démonstration philosophique, si elle est parfois ardue à suivre, est ponctuée par des formules flamboyantes et reprise sous des angles d’approche multiples. Les nombreuses références à Marx ne doivent pas, non plus, tromper car il ne s’agit pas d’une énième tentative de reformulation du logiciel communiste. Le capitalisme n’est d’ailleurs pas l’ennemi en soi, il n’est que la dernière étape d’un processus qui plonge ses racines dans la philosophie grecque et qui peut se comprendre comme l’avènement final et total de la Rationalité. L’Universalité abstraite qui en résulte est le monde dans lequel nous nous débattons avec comme seul moteur et unique motif : l’Argent. On regrettera seulement que le ton noir et pessimiste de l’auteur ne soit pas contrebalancé par quelques lueurs d’espoir, surtout que le constat posé dès l’introduction : la rupture avec la transcendance en appelait à une réaction logique : le retour, non pas à la réalité du travail, mais à la surréalité de l’esprit. On attend impatiemment que Vioulac se penche sur cette possibilité, quitte à l’inscrire dans la perspective eschatologique de Marx.
[1] Tocqueville cité par Jean vioulac, La logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 2013, p. 197.
Certains retours sont plus appréciés que d’autres. C’est le cas de la série Twin Peaks, dont la suite annoncée sur la chaîne Showtime en 2017, a électrisé toutes celles et tous ceux qui sont restés fascinés par cet objet télévisuel non identifié, l’une des sagas les plus incroyables jamais diffusées sur petit écran. J’écris « l’une des séries » par souci de ménager les sensibilités, mais quand j’examine sérieusement la question, je ne trouve aucun autre exemple de fiction télévisuelle réunissant ce cocktail de surnaturel, de non-sens, d’humour, d’inquiétante étrangeté et de surréalisme scénaristique. Il y eut peut-être Le Prisonnier en son temps. Quant à Docteur Who, n’ayant jamais dépassé la moitié d’un épisode, je ne peux me hasarder à le comparer à Twin Peaks.
Fait étrange, je n’ai jamais pu m’empêcher d’associer le nom de Silvio Berlusconi à celui de Twin Peaks. Le blasphème est compréhensible et je demanderai à tous les adorateurs de David Lynch de ranger leurs Walter PPK et leurs dictaphones et de se détendre en reprenant une bonne bouffée d’oxygène. J’ai en effet découvert la série lorsqu’elle fut diffusée en 1991 sur la défunte chaîne « La Cinq », propriété du célèbre magnat italien amateur de call-girls. Du jour où j’ai appris que le « Cavaliere » avait été le patron de La Cinq, son nom est resté bêtement associé dans ma mémoire à l’envoûtant générique de Twin Peaks. Je me doute évidemment que Berlusconi n’avait sans doute aucune idée de ce que pouvait bien être Twin Peaks et qu’il faut attribuer tout le mérite de cette diffusion avant-gardiste à Pascal Josèphe, directeur de programme de La Cinq à cette époque. Si Josèphe a eu un jour l’occasion d’évoquer la série de Lynch en présence du Caïman, j’imagine que celui-ci a simplement cru qu’il s’agissait d’une énième version de Côte Ouest et a écarté le sujet d’un vague geste de la main avant de retourner à ses manigances et à ses marivaudages tarifés.
Twin Peaks, peut-on lire souvent, a réinventé la série américaine moderne. Ce n’est pas complètement faux et X-Files lui doit certainement beaucoup, mais les séries telles que Breaking Bad ou Game of Thrones sont des machines de guerre scénaristiques qui doivent plus à la géniale Oz, aux Soprano ou même à L’enfer du devoir, série qui fut elle aussi diffusée sur La Cinq. Si je devais trouver à Twin Peaks quelques héritiers, j’irai peut-être chercher du côté du très beau Carnivale, évocation ésotérique et mystique de l’Amérique de 1929 qui reste cependant bien éloigné de la folie douce et des mystères de Twin Peaks. La série de Lynch n’a pas, en réalité d’équivalents, ni même de véritable descendance. Il y a eu un jour la Quatrième Dimension et puis il y eut la dimension Twin Peaks.
Tandis que les séries phares d’aujourd’hui font appel à une armée de scénaristes minutant les rebondissements, l’intrigue de Twin Peaks se dévoilait au gré des épisodes sans aucun égard pour la cohérence d’une enquête policière bien malmenée. Qu’un témoin capital de l’enquête soit une vieille dame conversant avec une bûche qu’elle transporte partout comme un nourrisson, que l’agent Dale Cooper se passionne soudain pour le zen durant tout un épisode, persuadé que la philosophie orientale lui permettra de cerner la personnalité du tueur ou que les frères Horne enseignent aux téléspectateurs une manière unique de déguster un sandwich au fromage, Twin Peaks est resté imprévisible tout au long des trente épisodes des deux premières saisons, imprévisibilité qui devait beaucoup également à la complexité des personnages. De Dale Cooper, l’agent du FBI et protagoniste principal de la série, au personnel de l’Hôtel du Grand Nord ou du Double R Diner, tous sont délicieusement ambigus, qu’ils dissimulent les plus sombres agissements ou une monomanie burlesque. Dans Twin Peaks, l’ode au banal côtoie en permanence la tentation du surnaturel, le plus insignifiant détail ouvre des perspectives inquiétantes et la dérision s’invite sans prévenir en plein drame : il n’y a peut-être jamais eu de mise en scène plus réjouissante de l’inquiétante étrangeté.L’intrigue elle-même est une satire à plusieurs niveaux du schéma hyper-sacralisé du polar télévisuel. Le meurtre de Laura Palmer révèle les secrets enfouis de la petite communauté de Twin Peaks et dévoile les bassesses et les vices qui se cachent derrière la façade lisse du décor à l’américaine qui ne conserve pas longtemps son apparence parfaite. La paisible petite bourgade abrite un lupanar, quelques assassins et pyromanes, des trafiquants de drogue et beaucoup de parents indignes et d’enfants dévoyés. La jeune et délicieuse Audrey Horne a d’ailleurs dû bouleverser la libido de beaucoup d’adolescents dans un épisode où elle fait un usage tout à fait inattendu d’une queue de cerise…
Au fur et à mesure que l’enquête progresse – si l’on peut dire – se mettent en place également tout le bestiaire et la cosmogonie lynchienne. Le géant, l’homme venu d’un autre endroit ou encore le terrifiant Bob achèvent de dérégler l’univers déjà passablement dérangé de Twin Peaks et, à partir du moment où le surnaturel autorise tout, Lynch démonte la mécanique du rêve américain télévisuel : la classique réunion de famille vire au cauchemar en un fou rire hystérique, les crises d’adolescence se terminent au bordel et les histoires d’amour sont brisées par le maléfice ou sont englouties sous une telle avalanche de guimauve que l’on ne sait plus très bien où s’arrête la caricature et où commence la dérision. Pendant que l’Hôtel du Grand Nord devient le réceptacle de toutes les âmes damnées du coin et que son directeur se prend pour le Général Lee, du fond des bois sombres qui entourent la petite ville, le mal se répand depuis la Loge Noire.
Ce lieu, que la tradition ésotérique décrit comme le centre du mal cosmique, est l’archétype de l’esthétique lynchienne. Du moment où l’on franchit le rideau pourpre qui est la dernière frontière de la raison, il est impossible de s’échapper de cette dimension maléfique où l’on croise des esprits qui parlent à l’envers, des jeunes femmes assassinées, la Vénus de Milo et des doubles malfaisants. Face à la dépravation et aux maléfices engendrés par la Loge Noire, la figure de Dale Cooper représente la figure du bien par excellence. Incarnation de la droiture et de la bonté, Dale Cooper fédère autour de lui les personnages les plus positifs. Loin de se contenter de lutter simplement contre les forces du mal à l’œuvre à Twin Peaks, Cooper incarne en quelques scènes mémorables, et une ou deux odes au café et aux donuts, la résistance de l’individu face à la dégénérescence des institutions et de la société. Dale Cooper, son amour pour le café et les cherry pies et sa fascination pour le Tibet, ainsi que son ami et associé, le Shérif Harry S. Truman, qui porte le même nom que le 33e président des Etats-Unis, semblent pouvoir rassembler en eux et autour d’eux ce qui reste de générosité et de bienveillance dans le monde déshumanisé et plein de faux-semblants de la middle class américaine livrée à l’appât du gain, au mensonge, au vice et à la folie. Twin Peaks est une nouvelle plongée métaphorique dans la lutte entre le bien et le mal mais la morale étrange et hédoniste de la série est que, pour conjurer les forces obscures cachées dans les ténèbres, un bon café et un succulent donut restent le meilleur des exorcismes. David Lynch tournera d’ailleurs par la suite quatre publicités pour le café Georgia avec les acteurs de la série…
Vingt-cinq ans après le final de la deuxième saison, Lynch et Frost ont réussi leur pari, arrimant tranquillement leur nouveau train fantôme au carrousel surréaliste de Twin Peaks. Et il ne s’agit pas ici d’une simple résurrection. La Loge Noire s’est de nouveau ouverte pour faire réapparaître des visages connus et livrer passage à d’autres personnages, certains, comme Philip Jeffries, tout droit sorti des Sept derniers jours de Laura Palmer, d’autres nouvellement arrivés dans la saga. Mais le Twin Peaks de 2016 réussit le tour de force de ne ressembler, de nouveau, à nulle autre production, y compris à son prédécesseur, se dégageant du modèle de 1991 pour le renouveler de fond en comble. « Il y a beaucoup d’histoires à Twin Peaks. Certaines sont tristes, certaines drôles, certaines sont des histoires de folie et de violence, certaines sont banales, mais elles contiennent toutes une part de mystère, le mystère de la vie et quelques fois de la mort. Le mystère des bois, les bois qui entourent Twin Peaks.[1]». David Lynch est mort le 16 janvier 2025, à Los Angeles, neuf ans après avoir offert à Twin Peaks le plus bel épilogue que ses admirateurs aient pu rêver. Puisse-t-il goûter aujourd’hui, dans sa chère Black Lodge, un repos bien mérité, en compagnie de l’agent Cooper, de Laura Palmer et de tous les autres.
[1] Log Lady. Prologue du pilote de la première saison.
Il y a une grande différence entre Batman et un super-héros. Un super-héros se voit doté, à sa naissance ou par accident, de super-pouvoirs (c’est pour cela qu’on met « super » devant « héros ». CQFD.) qui font de lui un être hors-normes, bien au-dessus des pauvres humains que nous sommes. Grâce à un super-sérum, Captain America est passé du statut de crevette nationaliste à celui de marmule de guerre super-patriotique. Spiderman est devenu un super-yamakazi avec de grands pouvoirs et de grandes responsabilités grâce à une morsure d’araignée radioactive. Superman, lui, se contente d’être super-chiant. De naissance en plus. Batman n’a rien de tout cela : pas de super-sérum, pas de super-araignée radioactive et s’il fumait, il pourrait écraser ses mégots dans un cendrier en kryptonite sans que ça lui fasse lever un sourcil. Batman est seulement Batman. Il ne fume pas, il s’entraîne à mort. Dès le réveil, il enchaîne quelques centaines de pompes et d’abdos avant même d’avaler un café. Il maîtrise le ju-jitsu, le ninjustsu, le karaté chotokan, le kendo, le kravamaga, la capoiera, la boxe, le Tai Chi et même le macramé. Il collectionne les armes à feu, est un as de l’informatique et passe ses vacances dans les quartiers de haute sécurité des prisons chinoises. Batman n’est pas un super-héros, c’est un sociopathe. Après le double meurtre de ses parents, Bruce Wayne aurait pu mettre sa fortune au service de programmes de réhabilitation urbaine (version démocrate) ou verser une généreuse donation aux orphelins de la police (version républicaine). Au lieu de cela, le milliardaire orphelin a dépensé son temps et sa fortune pour s’entraîner comme un spetznatz et se constituer un bat-arsenal qui ferait pâlir d’envie Vladimir Poutine, tout ceci afin de traquer et terrifier la pègre et la racaille dans les rues de Gotham.
Pas étonnant que Batman ait autant plu à Franck Miller. L’auteur de 300 ou Sin City, n’a jamais vraiment fait figure de progressiste. En 2003, Miller avait largement soutenu l’intervention en Irak au nom du combat civilisationnel mené par l’occident tout entier. “Pour une raison que j’ignore, personne ne parle de ceux que nous combattons et de cette barbarie du VIe siècle qu’ils représentent en réalité. Ces gens-là décapitent. Ils soumettent leurs femmes à l’esclavage et infligent des mutilations sexuelles à leurs filles. Leur comportement n’obéit à aucune norme culturelle compréhensible. Je suis en train de parler dans un micro qui n’aurait jamais pu être le produit de leur culture, et je vis dans une ville où 3 000 de mes voisins ont été tués par des gens qui avaient volé des avions qu’ils n’auraient jamais pu construire”, déclarait-il au micro de la radio américaine NPR (National Public Radio) le 9 mars 2007. En 2011, il enjoignait les protestataires du mouvement Occupy Wall Street à “retourner chez leurs parents pour jouer à Lord of Warcraft.”[1]
Il n’y a rien d’étonnant à ce que Miller se soit intéressé très tôt à Batman, pour les mêmes raisons, sans doute, qui l’ont poussé à se consacrer à Daredevil ou à scénariser Hard Boiled ou Robocop. Chez Franck Miller, Batman est à mi-chemin entre Walt Kowalski, le misanthrope haineux de Gran Torino et Charles Bronson époque Un justicier dans la ville. Il est vieux, méchant, aigri et détient une condition physique qui ferait passer Jonah Lomu pour un handicapé moteur. Le choix de Christian Bale pour incarner Batman dans l’adaptation cinématographique de Christopher Nolan atténue quelque peu les traits de caractère initiaux du personnage de Miller. J’apprécie beaucoup Christian Bale et je conseille vivement de regarder Harsh times (2005), dans lequel il incarne un Chicanos de Los Angeles revenu sérieusement fêlé de la cafetière d’un service militaire un peu trop prolongé en Afghanistan. Oui, vous avez bien lu, un chicanos. Rappelons que Christian Bale est né au pays de Galle, ce qui ne semble pas l’empêcher de livrer dans Harsh times une performance parfaite. Avec beaucoup de talent, Bale a incarné, de American psycho à The Dark knight en passant par Harsh times ou The Machinist, toute une galerie de malades mentaux auxquels il apporte sa touche personnelle : il semble posséder une plasticité des traits qui lui permet de passer en deux secondes du registre du gendre idéal (avec un sourire désarmant et un bon regard franc de labrador) à celui du fou furieux prêt à vous arracher le visage pour décorer sa porte d’entrée parce que vous avez regardé sa voiture au feu rouge.
Le paradoxe est que le costume de Batman nous empêche de profiter dans The Dark knight de ces capacités de métamorphe psychotique. Avec la cagoule qui lui cache la moitié du visage, il nous reste juste une mâchoire crispée et une voix outrageusement éraillée pour nous indiquer qu’il n’est pas commode. Sans le costume, il redevient Bruce Wayne qui a toujours l’air sympa. Encore que dans The Dark knight rises, Bruce Wayne est un peu défraichi. Depuis le dernier épisode au cours duquel le Joker avait transformé sa petite copine Rachel en méchoui, Bruce a pris un gros coup de vieux. Il s’est laissé pousser la barbiche, ce qui lui donne un air de Christ californien, passe sa vie en peignoir, et arpente poussivement les couloirs de son manoir en s’aidant d’une canne. Il est au trente-sixième dessous le pauvre Bruce et il n’a plus rien à faire. Depuis qu’il a décapité la pègre, plombé les fesses du Joker et défenestré Harvey Dent (alias Double Face) dans l’épisode précédent, Gotham City est devenue une ville tranquille. Les gens n’ont plus besoin de Batman, du coup Bruce Wayne a décidé de devenir The Dude. Pour couronner le tout, son toubib lui annonce sans trop prendre de gants qu’avec son dos en vrac et ses genoux pourris, l’héliski c’est fini pour lui. Il y a de quoi déprimer et Bruce Wayne le vit très mal. Il s’enferme dans sa chambre et ne daigne même plus mettre le nez dehors quand Alfred organise des teufs de barjot dans le manoir sans lui demander la permission. C’est dur de vieillir.
Heureusement pour Bruce Wayne, et pour le spectateur qui n’avait pas l’intention de regarder le dernier film de Michael Hanecke sur les ravages de la vieillesse et de la maladie d’Alzheimer, une charmante apparition va provoquer chez Grabatman un sérieux retour de sève. La vie de Bruce Wayne bascule, pile à l’heure de Questions pour un champion, quand le machiavélique Alfred envoie une petite soubrette appétissante (Anne Hathaway) amener au reclus son plateau repas pendant que le majordome va jouer les mondains et se siffler quelques verres de Moët et Chandon en compagnie de Justin Bieber et Dr. Dre autour de la piscine du manoir Wayne. La jolie petite servante est aussi bien curieuse. A peine a-t-elle déposé le plateau repas qu’elle part fureter un peu dans la chambre de Bruce qui survient à l’improviste en peignoir…Mais la petite curieuse n’est pas n’importe quelle femme de chambre, elle n’est autre que Catwoman, venue faire le ménage dans le coffre-fort de Bruce, et Catwoman n’est pas le genre de fille à se laisser serrer dans un coin comme ça, même par le patron du FMI, alors un ex-justicier à moitié croulant en robe de chambre vous pensez…D’un coup de talon bien placé elle envoie valser la canne, et le Bruce avec la canne, et se tire avec le collier préféré de la défunte maman du billionnaire. Le pauvre Batman s’est fait taxer ses perlouzes aussi facilement qu’un retraité niçois en vacances. Humiliation. On découvre cependant que Batman n’a pas encore le cerveau complètement liquéfié car il a collé un émetteur dans le collier afin de pister l’accorte voleuse. Ce qui lui donne un prétexte pour se précipiter sur son ordinateur dans sa batcave parce que Batman est aussi un gros geek. On le sent cependant piqué au vif. L’irruption d’Anne Hathaway déguisé en servante a réveillé le démon de midi chez l’homme chauve-souris qui décide illico de reprendre du service. C’est sans doute la signification profonde du titre : The Dark knight rises.
On a sans doute un peu trop vite attribué à Christopher Nolan la palme de la cohérence et de la maestria scénaristique. Le récit qui s’étale sur 2h45 utilise quelquefois des câbles suffisamment gros pour tracter un lot de vingt batmobiles par hélicoptère et s’offre quelques énormités qui feraient passer Ed Wood pour un réalisateur d’une rigueur exemplaire mais qui sont devenue la règle dans le cinéma hollywoodien. Christopher Nolan s’acquitte cependant honnêtement de sa tâche. Il a su redonner vie à une franchise qui était passée auparavant par les mains de Burton avant d’être consciencieusement massacrée par Joel Schumacher. Il a su également composer avec les exigences inhérentes au genre du blockbuster pour conférer à la série des Dark knight une atmosphère et un traitement originaux et qui ne trahissent pas l’univers de Miller tout en lui ajoutant une petite pincée de James Bond. Après cela, on peut reprocher à Nolan un certain goût pour les scénarios un peu inutilement alambiqués (je n’ai pas toujours que du bien à dire d’Inception par exemple mais ce que fait Nolan est un travail d’orfèvre à côté de ce qu’un tâcheron faussement inspiré comme Damon Lindelof peut accoucher pour Promotheus par exemple…) et la surenchère un peu ridicule de certaines scènes d’actions (qui à force de surenchère finissent quelquefois par être quelque peu confuses). Cependant, Nolan réussit à imposer son univers et cette fois c’est incontestablement le personnage de Bane qui le porte sur ses (très larges) épaules.
C’est peut-être moins flagrant que dans l’opus précédent mais Batman semble à nouveau quelque peu éclipsé par un adversaire qui prend beaucoup de place dans le récit et à l’écran. Bane est un mercenaire qui a la double caractéristique d’être à la fois une force de la nature et un génie machiavélique. Ce qui lui permet à la fois de casser Batman en deux comme un bretzel et de concevoir un plan inutilement compliqué pour détruire Gotham City. En plus de ces deux particularités plutôt utiles, Bane porte un très seyant respirateur qui lui masque la moitié du visage et s’exprime un peu comme Gros Nounours mais si Bane était vraiment Gros Nounours, Nicolas finirait pendu à un lampadaire et Pimprenelle enchaînerait les passes dans un baraquement sordide de bordel militaire de campagne, ce qui nous enseigne qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences et ne pas faire confiance aux gros messieurs musclés, même quand ils parlent un peu comme le père noël.
Bane n’est rien d’autre qu’une bonne grosse tranche de nihilisme bodybuildée, cent-vingt kilos (au bas mot) de barbaque haineuse vouée à la destruction de tout ordre social. Dans le film de Nolan, ce croisement entre Kropotkine et The Rock fait la nique à la CIA, s’accoquine avec un dirigeant de multinationale véreux auquel il finit par apprendre à tourner sa tête à 180°, transforme un réacteur nucléaire destiné à produire de l’énergie propre (ça alors c’est Henri Proglio qui doit être content) en bombe thermonucléaire, invite la population à rançonner les riches et les bourgeois, prend en otage une place boursière, enferme les forces de police dans les égouts et gâche la finale du super-bowl. Mais quelle sont ses revendications ? Aucune. De toute façon il a prévu de tout faire sauter quoiqu’il arrive. Ce type-là est définitivement cool.
Le message de Nolan est pourtant transparent : Batman a raccroché les gants et avec lui c’est toute l’Amérique qui a baissé sa garde, permettant au complotistes malfaisants (l’anarcho-nihiliste/l’écolo extrêmiste, tout ça étant un ramassis de cul-de-basse fosse sortis d’une prison moyen-orientale…) de s’implanter au cœur de la nation. Dans les égoûts, sous les pieds des citoyens et de l’élite de Gotham City, qui continue à mener grand train sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe autour d’elle, Bane entretient une armée des ombres, prête à surgir et à frapper au cœur de l’empire. C’est l’ennemi intérieur qui fourbit ses armes et qui a réussi à s’infiltrer partout, à tous les degrés du système. Dans la ville inconsciente, les braves citoyens poursuivent tranquillement et ingénument le fil de leur existence. En-dessous, à la fois au cœur de la cité et au royaume des ombres, le mal attend son heure.
Le sol finit littéralement par se dérober sous les pieds des trop confiants citoyens de Gotham dans la scène qui constitue le morceau de bravoure du film. En plein match de football, une série d’explosions détruit les ponts qui relient Gotham au monde extérieur et provoque un gigantesque glissement de terrain qui engloutit l’aire de jeu du stade sous les yeux médusés des spectateurs. C’est aussi le morceau de bravoure de Bane qui expose également son plan à une foule de spectateur médusés : renverser l’ordre social, donc, et puis tout faire sauter[6]. Le seul qui puisse arrêter Bane est bien sûr Batman. Justicier masqué aux méthodes on ne peut plus brutales, Batman ne peut avoir aucune confiance dans un Etat corrompu (si l’on met à part le commissaire Gordon qui partage à peu près sa vision des choses et le futur Robin, jeune flic idéaliste). Il représente à la fois l’option anti-politique (Batman agit en marge des pouvoirs publics et des politiciens corrompus et bavards, il est un peu antidémocrate sur les bords), l’homme providentiel (le général De Gaulle avec le costume de Batman ça ferait d’ailleurs un chouette masque) et c’est un citoyen américain qui aime sa ville, les honnêtes gens et le Deuxième Amendement. Batman vote républicain, ça ne fait pas un pli. Enfin si tant est qu’il se déplace pour aller voter.
Dans The Dark knight, le deuxième opus de la série, le justicier masqué affrontait un pervers machiavélique en la personne du Joker, une autre facette, plus sophistiquée, d’un nihilisme que Bane incarne lui de façon bien plus barbare. Pour le vaincre, Bruce Wayne devra, selon les dires du clairvoyant Alfred, retrouver un idéal qui lui fait défaut après des années d’inaction et d’indolence coupable[7]. Christopher Nolan nous livre-t-il là sa vision de l’Amérique en guerre ? Si c’est le cas il aura été plus fidèle encore qu’on ne le pense à la vision de Franck Miller.
[1] “Maybe, between bouts of self-pity and all the other tasty tidbits of narcissism you’ve been served up in your sheltered, comfy little worlds, you’ve heard terms like al-Qaeda and Islamicism. And this enemy of mine — not of yours, apparently – must be getting a dark chuckle, if not an outright horselaugh – out of your vain, childish, self-destructive spectacle. In the name of decency, go home to your parents, you losers. Go back to your mommas’ basements and play with your Lords Of Warcraft. Or better yet, enlist for the real thing. Maybe our military could whip some of you into shape. They might not let you babies keep your iPhones, though. Try to soldier on. Publié le 7 juillet 2011 sur le blog de F. Miller
Une gorge pleine de sang, la bouche ouverte, je bois la vie, entre mes lèvres de marbre, rouges, coule la sève des fantômes enfuis, et je suis le roi d’une nuit sans fin.
Comme l’écrit David Lodge dans son amusant Un tout petit monde, le mois de juillet est pour la population des professeurs d’université le mois des vacances ou celui des colloques, de même que pour une partie de leurs étudiants. La BNF se trouve alors un peu plus désertée que de coutume. Il ne reste, penchés sur les grandes tables de bois des salles de lecture que les malheureux thésards planchant sur l’évolution de la population de vache pie laitière en Bretagne de 1750 au début du XXe siècle, les modes de gestion déconcentrée au niveau infra-départemental ou la particule ut et ses multiples usages en néo-latinet une poignée d’enseignants-chercheurs enchaînés par quelque malédiction au texte d’une conférence dont la conclusion tarde à venir. De temps à autre, quelques superbes étudiantes étrangères, amenées quelques mois en France par le miracle des processus de cotutelle, passent dans un bruissement de chevelure et d’étoffe en frôlant les tables, fières et hautaines comme des galions espagnols. Le malheureux thésard quitte alors un instant le monde des vaches pie laitières en Bretagne entre 1750 et le début du XXe siècle pour suivre des yeux cette apparition puis retourne avec un peu de regret à ses bovidés.
Le subtil équilibre d’une salle de lecture, cette harmonie fragile qui garantit une atmosphère propice au travail, peut être troublé bien plus gravement que par une figure féminine offrant une distraction passagère au chercheur dont la concentration commence à diminuer. Il suffit quelquefois d’un lecteur affligé d’une légère trachéite, et dont les toussotements légers vont finir par se transformer pour des oreilles fatiguées en un équivalent du supplice de la goutte, ou d’une voisine, peut-être un peu nerveuse qui, sans même s’en rendre compte, inflige en tapotant doucement son crayon contre le bois de la table à petits coups réguliers, un véritable supplice à ceux pour qui ce tac…tac…tac…inlassablement répété devient synonyme de désordre nerveux de plus en plus important voire de dévastation psychologique souterraine qui se manifestera peut-être quelques années plus tard par une dépression brutale et de longues et coûteuses séances de psychanalyse. Le pire étant l’habitué des salles de lecture dont l’état de dégradation mentale le pousse à marmonner pour lui-même des commentaires rageurs et abscons ou les deux tire-au-cul qui ont décidé envers et contre tout (et tous) de considérer la salle de lecture comme une annexe de la cafétéria et persistent à se raconter leurs vacances ou leurs misérables rivalités d’UFR.
Ce jour-là, c’est à une version particulière du premier cas de figure, l’adepte du soliloque, que j’ai affaire, mais le personnage se révèle d’emblée avoir un aspect si fascinant que je comprends bien vite que nous avons quitté la catégorie des TOC, des petits désagréments et des emmerdeurs à la petite semaine pour rentrer de plain-pied dans l’univers d’un authentique génie du mal.
Il est assis en face de moi, de l’autre côté de la longue table de lecture, légèrement en décalé, deux chaises sur la gauche et je crois que jamais jusqu’alors un visage ne m’avait paru composer une allégorie si parfaite, si fantastiquement expressive, de la fourberie la plus complète. Les sourcils à la fois charbonneux et arqués comme des pattes d’araignées barrent un front fuyant et déploient leurs extrémités griffues de part et d’autre d’un nez aquilin dont le dessin prolonge la fuite d’un visage long aux joues creusées. Au centre d’un masque blême et presque maladif, les paupières lourdes et gourmandes semblent veiller avec jalousie sur un regard cruel qui jette de temps à autre une lueur malfaisante. Une bouche aux lèvres fines qui découvrent quelquefois en un sourire féroce de petites dents pointues achèvent de composer ce portrait de Judas si parfait qu’on le croirait tout droit surgi d’un Cecil B. DeMille.
Le plus incroyable est que l’attitude du personnage s’accorde en tout point à sa physionomie. Plongé dans un volumineux ouvrage ouvert devant lui, il relève de temps à autre les yeux pour jeter un bref regard circulaire, froid et reptilien, sur ce qui l’entoure puis replonge dans sa lecture. De temps à autre, il rejette la tête en arrière et, les yeux mi-clos, il sourit tandis que ses épaules sont secouées par un tremblement frénétique. Un ricanement qui ressemble à un râle lui échappe qui fait frissonner l’assistance. Je perçois que ma voisine de table se recroqueville sur son siège tandis qu’un autre ramène craintivement vers lui sa pile de livre comme pour s’en faire un rempart. L’inquiétant personnage semble trouver à sa lecture en plaisir grandissant. Le doigt collé sur la page, il se tourne soudain en tous sens, comme s’il invitait ceux qui l’entourent à partager son hilarité malsaine, puis replonge dans sa lecture avant de rejeter à nouveau la tête en arrière, extatique. Autour de la table, la tension et le malaise deviennent palpables. Déjà quelques personnes se sont levées et ont fui cette atmosphère oppressante. Sur d’autres cependant dont je suis, le terrible lecteur exerce une fascination certaine. J’ai affaire, c’est certain, à un être démoniaque et ce Iago de bibliothèque me semble de minute en minute acquérir un relief de plus en plus écrasant, siégeant dans son fauteuil face à son ouvrage mystérieux au centre d’une nébuleuses de complots et de machinations qui passent en grondant au-dessus de nos têtes. Quelles images terribles son esprit malade projette-t-il sur ses paupières baissées ? Quelle infâme trahison illumine ainsi son visage crayeux d’un sourire narquois ? A quelles humiliations, quelles vilenies songe-t-il avec visiblement tant de plaisir qu’il semble sur le point de s’en pourlécher les babines ?
Et soudain, sans crier gare, il referme son livre dans un claquement sonore et se lève. Le lecteur retranché à côté de lui derrière sa pile de livres sursaute, ma voisine s’est arrêtée de respirer. Peut-être est-elle sur le point de s’évanouir. Le fourbe, scruté par dix paires d’yeux, ne nous prête pas attention. Il plonge dans le lointain, vers le fond des salles de lecture, son regard de fourbe et sourit sans mot dire. Je tremble à l’idée du plan terrifiant qu’il a échafaudé et des méfaits qu’il s’apprête à commettre. Peut-être projette-t-il d’assassiner un malheureux dans les toilettes ? Ou de voler un muffin à la cafétéria pour ensuite faire accuser un employé ? Qui sait ce qui se trame derrière ce masque malfaisant ?
Mais nous ne le saurons jamais car, aussi brusquement qu’il s’est levé, le sinistre personnage rompt le charme qui le tenait encore immobile et disparaît en quelques souples enjambées par la travée centrale. Sur sa table, il a laissé l’ouvrage qu’il consultait avec une si répugnante délectation.
La Bibliothèque Nationale de France est sans doute un des endroits les plus singuliers de Paris. Par son architecture même, qui semble n’avoir pas plus été conçue pour accueillir la plus grande concentration d’ouvrages au monde que pour offrir un asile aux armées de lecteurs et de chercheurs qui s’y précipitent. Il se raconte que l’architecte qui a dessiné les plans des quatre tours monumentales qui constituent les immenses banques d’ouvrages n’a pas pensé un seul instant, en laissant libre cours à son amour du verre et de l’acier, que quelques précieux écrits risquaient de souffrir rapidement de la morsure du soleil et que les incunables ne bronzent pas comme les vacanciers à Ibiza. Il a donc fallu en toute hâte installer ces panneaux de bois pivotant qui protègent les livres de la lumière du jour ainsi que des régulateurs thermiques. Le jour où notre civilisation s’écroulera, et que les régulateurs tomberont en panne, on a au moins l’assurance que notre patrimoine culturel ne nous survivra pas longtemps. La dalle elle-même qui supporte ces quatre tours, et délimite tout le périmètre occupé par les bureaux et les salles de lecture, tient à la fois de l’expérience de sociologie comportementale et du surréalisme technicien. En son centre s’ouvre une impressionnante fosse qui permet au visiteur de plonger son regard sur une forêt de conifères qui plonge ses racines au niveau des salles de recherches dont les couloirs vitrés ceinturent cet étrange sous-bois, loin en contrebas. On raconte là encore qu’un petit malin avait réussi à introduire dans cet étrange asile végétal perdu au milieu du béton deux lapins et un canard dont les chercheurs qui traversaient les longs couloirs feutrés avaient pu découvrir, un peu médusés, la présence de l’autre côté de la vitre et s’étaient mis à guetter avec impatience les apparitions, comme si le règne animal n’était plus représenté que par ces trois derniers rescapés de l’Arche mitterrandienne. Il y a dans la BNF un petit côté Fahrenheit 451.
En hiver, la dalle de la BNF se transforme en un piège mortel. Elle devient l’esplanade de la mort. Son architecture l’expose particulièrement à la morsure des vent glacés dont la disposition des tours et des différentes cloisons de métal accentue la violence et la rigueur. Le revêtement de bois se couvre rapidement de véritables congères, pour peu qu’il pleuve ou neige de façon très légère, que les vents tourbillonnants et glacés se chargent de transformer en une mer de glace dont aucun épandage de sel ne peut venir à bout. A cette période de l’année, la dalle de la BNF assure en réalité une forme de sélection naturelle visant sans doute à désengorger quelque peu l’Université en faisant grimper en flèches les statistiques de la grippe hivernale, des bronchites, trachéites, voire de la tuberculose, sans compter les bras, coude, genoux et cols du fémur brisés ou les accidents plus tragiques. Chaque hiver on peut voir ainsi de minces files de professeurs, chercheurs et étudiants cherchant avec inquiétude à la queue leu leu un chemin à peu près sûr au milieu du verglas et se rencognant avec un rictus de douleur dans leur cache-nez quand une bourrasque polaire vient leur arracher le visage.
Pour un certain nombre de ceux qui la fréquentent régulièrement et depuis plusieurs années, la BNF a gagné plusieurs surnoms. Celui que je préfère restant encore « La zone 51 ». Après avoir réussi à trouver quel détour il convient d’emprunter pour accéder à l’entrée ouest ou est, le visiteur se verra accueilli par un service de sécurité pointilleux qui se montrera selon les cas tout à fait prévenant ou préférera en revanche mourir que de révéler cette information capitale que les pièces de monnaie ne font pas sonner le détecteur et qu’il est donc inutile d’explorer ses poches pendant dix minutes à la recherche de la dernière pièce de un centime. L’entrée dans l’univers du rez-de-jardin, après avoir poussé deux monumentales portes métalliques à double battant, place le visiteur en face d’une architecture démente. Loin au-dessus de lui s’élève une passerelle de béton vers une salle supérieure, encore largement en contrebas du plafond démesurément haut, et, à ses pieds, deux escalators semblent pouvoir l’amener au centre de la terre. Tout autour, derrière les murs de béton, on sent vrombir une vie mystérieuse et mécanique, alors qu’à tout moment, au plus profond des entrailles du monstre, s’ouvrent et se referment des trappes laissant passer de petites nacelles automatisées transportant à toute vitesse vers les banques de salle les milliers d’ouvrages commandés chaque jour par des lecteurs de William Blake ou d’Averroès, des spécialistes des véhicules amphibies de l’armée rouge de 1973 à 1987, des ingénieurs en hydro-électrique ou des chercheurs étudiant la variation des populations de vache pie laitière en Bretagne entre 1750 et le début du XXe siècle. Brasil. Brasil…Mais où se cache donc Sam Lowry ?
Qui ne s’est pas déjà laissé bercer par le doux rêve misanthrope d’une terre vidée soudain de ses habitants que l’on pourrait arpenter à loisir dans le silence et la quiétude de la fin des temps ? Evidemment, tout le monde n’est peut-être pas sujet à tout moment à ce genre de manifestations asociales mais tout de même, après une bonne journée à galoper aux basques de la foule des travailleurs pendulaires, qui n’a jamais été effleuré par ce fantasme démiurgique d’être le dernier habitant de la planète ?
L’idée n’a cessé en tout cas d’inspirer le cinéma, bien qu’elle débouche le plus fréquemment sur des œuvres assez peu optimistes. Plutôt que de s’appesantir sur le poids lourd I am legend (2007) avec Will Smith dont les quelques bonnes idées sont gâchées par une réalisation au tractopelle, on pourrait évoquer pour commencer son illustre ancêtre The last man on earth(1964), de Ubaldo Ragona (diffusé en France sous le titre Je suis une légende), qui a bénéficié de la collaboration directe de Richard Matheson (l’auteur de la nouvelle à l’origine de Je suis une légende) et de celle de l’immense Vincent Price dans le rôle du scientifique portant sur ses épaules le poids écrasant et la culpabilité d’être le dernier être humain à avoir survécu à l’effroyable épidémie qui a transformé l’humanité en zombies assoiffés de sang. Condamné à subir chaque nuit le siège des monstres qui assaillent sa demeure fortifiée et à arpenter le jour la ville déserte qu’il tente de débarrasser des milliers de cadavres infectés qui jonchent les rues, Price réussit à retranscrire par son interprétation le combat qui oppose sa santé mentale de plus en plus vacillante et cette routine effroyable qui le vide peu à peu de toute humanité. Sept ans plus tard, le réalisateur Boris Sagal donnera en 1971 dans The Omega Man(Le survivant) une version nettement plus funky et réjouissante de la survie en terre isolée, avec un Charlton Heston tous flingues dehors et un peu plus détendu que Vincent Price, découvrant les joies d’une société de consommation livrée entièrement à ses caprices et à ses envies. Le I am legend de 2007 a tenté de mélanger avec plus ou moins de bonheur les deux atmosphères mais l’on dira que c’est surtout le Georges Romero de Night of the living dead[1](1968) puis de Dawn of the dead(1978, Le crépuscule des morts-vivants)[2] qui doit beaucoup à ces deux interprétations du livre de Richard Matheson.
Dans le cas des adaptations du Je suis une légende de Matheson, si la solitude du personnage principal est dans un premier temps complète et l’éradication de l’humanité consommée, cet état de fait finit par être contredit par l’irruption d’un autre représentant du genre humain ayant lui (ou elle) aussi survécu à l’épidémie. Si l’adaptation de Ubaldo Ragona est celle qui se rapproche le plus du pessimisme de la nouvelle de Matheson, elle préserve cependant les caractéristiques d’une situation marquée par l’irruption du surnaturel (même si la mystérieuse épidémie qui transforme les êtres humains en vampires, zombies ou enragés semble avoir une origine humaine) et elle ouvre la voie au genre du survival horror dont Dany Boyle a le plus sûrement retrouvé les codes en l’extrayant avec 28 jours plus tard(2002)[3]de la voie creusée par Romero avec l’increvable (c’est le cas de le dire) genre du film de morts-vivants. Appartenant à un courant cinématographique parallèle, lui aussi en partie largement enrichi à partir de la riche matrice du roman de Matheson, Virus, film japonais sorti en 1980, a la particularité d’avoir été le film japonais le plus cher de l’histoire du cinéma (16 millions de dollars de l’époque) et d’être aujourd’hui tombé dans le domaine public après un échec commercial aussi colossal que le désastre qu’il décrit. Virus représente une variation intéressante du genre post-apocalyptique. Alors que l’humanité est soudainement décimée par un virus d’origine militaire, les seuls survivants se trouvent être les 863 scientifiques de nationalités diverses vivant dans des bases antarctiques, ainsi que l’équipage du HMS Nereid, un sous-marin nucléaire britannique. A partir de cette situation de départ, le film développe quelques questionnements intéressants et tout d’abord celui de la cohabitation entre les survivants au sein d’un univers clos et confiné au sein duquel les différences de cultures et de nationalités ne tardent pas à être génératrices de tensions. Ces tensions sont d’ailleurs largement aggravées par l’inégale représentation des deux sexes : le groupe de 863 survivants ne comprenant en effet que…8 femmes, de difficiles questions morales ne tardent pas à se poser. Au sein de la petite communauté, c’est donc rapidement toute l’organisation des relations affectives et sociales qui vient à être repensée de façon plus ou moins raisonnée voire violente puisque le problème du viol se pose de manière brutale au sein de cette communauté isolée du reste du monde. En plus d’être confronté à cette redéfinition des relations humaines, le groupe des rescapés de l’Antarctique doit faire face à la menace d’un nouvel holocauste puisqu’alors que les dirigeants des grandes nations ont été eux aussi victimes du virus meurtrier, les systèmes de défense atomique des deux superpuissances (l’histoire rappelons-le est censée prendre place dans les années 1980) assument désormais seuls mais avec une rigueur tout informatique le maintien de l’équilibre de la terreur et menacent d’utiliser l’arsenal nucléaire des superpuissances défuntes au moindre frémissement de la lithosphère. Il serait fâcheux de dévoiler plus, pour ceux qui seraient tentés par son visionnage, le scénario d’un film[4] riche que l’on peut rapprocher de deux autres œuvres de par les thèmes qu’il aborde : On the beach[5]d’une part, réalisé en 1959 avec, s’il vous plaît, Fred Astaire (sans claquette), Grégory Peck, Ava Gardner et Antony Perkins dans les rôles titres et The Quiet Earth[6](aka Le dernier survivant, film néo-zélandais réalisé lui en 1985). Le point commun qui réunit un classique un peu oublié des années 50, un bide commercial japonais et une obscure production néo-zélandaise est la valeur accordée à la question des relations, ou plutôt de la reconstruction des relations humaines dans le contexte extrême qui prend place après la catastrophe, quelle qu’elle soit. Dans Virus, on l’a vu, le problème provient des tensions qui agitent un microcosme assiégé dans un environnement hostile et claustrophobique, celui d’un Antarctique dont on ne sait s’il est le dernier bastion ou le tombeau de l’humanité. Dans On the beach en revanche (Le dernier rivage en français), le traitement du thème de l’apocalypse mêle la tragédie et l’étude de mœurs. Après une guerre nucléaire dont on n’apprend pas grand-chose, le continent rescapé est cette fois l’Australie qui accueille d’ailleurs comme dans Virus l’équipage rescapé d’un sous-marin nucléaire, américain cette fois. Mais si la vie semble reprendre son cours dans une Australie présentée dans un premier temps comme le nouvel Eden au beau milieu d’un monde dévasté, les habitants de la dernière parcelle habitée du monde comprennent vite qu’ils sont condamnés quoiqu’ils fassent. Les particules radioactives libérées par les déflagrations ont contaminé l’atmosphère, scellant l’arrêt de mort à plus ou moins brève échéance de tout ce qui vit à la surface de la planète. Les différents personnages du film vont donc être contraints d’accepter leur destin inéluctable après avoir tenté inutilement de se rebeller contre celui-ci, principe de toute tragédie. C’est à partir du moment où la résignation s’installe que le film s’oriente vers une étude de caractère qui fait tout son intérêt et toute sa beauté. Chacun ayant compris que la fin est proche mais cependant impossible à prédire avec précision abandonne tout projet survivaliste et s’attache à assouvir la passion ou à rechercher peut-être l’amour que les contraintes de l’existence lui avaient fait négliger. En dépit de son scénario très sombre, On the beach délivre un message extrêmement optimiste. Ce ne sont pas des scènes d’émeutes ou de pillages crépusculaires qui attendent le spectateur mais quelques séquences au cours desquelles on entonne confraternellement au coin du feu le Waltzing Mathilda, hymne officieux des Australiens et des clochards de tous les pays[7] ou une scène durant laquelle un des protagonistes peut enfin s’adonner à sa passion d’enfance : la course automobile. On the beach délivre alors un message empli non plus de tristesse mais de tendresse et de nostalgie, et donne l’impression au spectateur de contempler une humanité que sa fin annoncée pousse une dernière fois à redécouvrir avec émerveillement le spectacle du monde et de l’existence.
C’est en quelque sorte, et pour finir, la même fraîcheur qui est véhiculée par cet OVNI cinématographique que constitue The Quiet Earth, au casting néo-zélandais et relativement inconnu. Cette fois, à l’issue d’un événement dont on ne comprend que plus tard les tenants et les aboutissants et dont on ne révélera rien pour ceux qui souhaitent le regarder, le protagoniste principal se réveille un matin dans sa chambre d’hôtel complétement nu et complétement seul. Après avoir repris ses esprits et ses vêtements, notre héros explore l’hôtel où il se trouve, arpente les environs sans parvenir à trouver âme qui vive. Son errance dans un monde désert va dès lors se poursuivre durant des jours, puis des semaines sans que se révèle le moindre indice qui puisse l’éclairer sur la catastrophe qui l’a laissé véritablement seul au monde. Se résignant à son sort, Zac Hobson, le héros de The Quiet earth, interprété par Bruno Lawrence, traverse une phase d’euphorie délirante et mégalomane, s’enivre dans des hôtels de luxe, joue les Gabriele D’annunzio du haut du balcon de sa suite, en robe de chambre, face à un parterre d’effigies en carton figurant une foule fanatique et dévalise les épiceries des environs. On retrouve ici la jouissance consumériste et le désespoir nihiliste qui s’emparait également du personnage interprété par Charlton Heston dans Omega Man. Zac Hobson, à la fois désespéré et de plus en plus détaché de son propre sort tente de combler par les caprices les plus saugrenus le vide qui s’est emparé de ce monde devenu un terrain trop vaste et trop solitaire.
Il semble cependant que le genre post-apocalyptique ne tolère la solitude que dans un temps limité[1], et The Quiet earth ne fait pas exception à la règle. Au cours de ses errances sans but, Zac finit par rencontrer Joanne, une survivante comme lui, avec laquelle va s’ébaucher une relation amoureuse, puis Api, un Maori de prime abord assez inquiétant, qui tend une embuscade à notre héros et le force sous la menace d’une arme à le conduire auprès de Joanne dont il apprend l’existence grâce à un talkie-walkie grésillant au moment inopportun. Toute l’originalité de The Quiet earth se déploie à partir de cette rencontre. De la même manière que On the beach, ce à quoi l’on pouvait s’attendre ne se produit par forcément et, contre toute attente, la rencontre entre Zac, Api et Joanne, au milieu d’un parc ne donne pas lieu à une explosion de violence mais à une scène de fraternisation entre les trois rescapés. Le film donne dès lors lieu à une nouvelle variation sur le thème de la reconstruction des relations affectives dans un contexte post-apocalyptique et une situation de triangle amoureux que les personnages tentent d’affronter au mieux, de la même manière que dansThe world, the flesh and the devil (1959) avec Harry Belafonte. Tout comme dans ce classique de la science-fiction des années 50, dont The Quiet earth constitue un remake assez psychédélique, le trio devra apprendre à vivre avec les nouvelles normes imposées par un changement de situation radicale.
Au-delà des représentations à grand spectacle ou des scénarios post-apocalyptiques figurant un basculement dans la barbarie à grande échelle, ces quelques productions plus ou moins atypiques, délaissant l’évocation du cataclysme, laissent une plus large place à une représentation plus intimiste de la fin des temps. Dans les quelques films évoqués ici, les différents personnages ressentent avec plus d’intensité la fragilité de leur existence, alors que leur statut de survivants les condamne soudain à l’isolement réservé aux dieux, car seuls les bêtes et les dieux peuvent vivre en dehors de la cité des hommes.
Note : les photographies utilisées pour illustrer cet article proviennent toutes de l’excellent site http://www.abandoned-places.com/index.htm, monument numérique dont nous recommandons vivement la visite à nos lecteurs.
[1] Il faudrait cependant ici citer quelques fantastiques épisodes de la série Twilight Zone, notamment Solitude et Time enough at last qui figurent avec cruauté l’expérience d’une solitude complète dans un monde complétement abandonné. On pense aussi à la nouvelle The silent towns, dans les chroniques martiennes de Ray Bradbury.
La première réalisation d’Alessandro Comodin, L’été de Giacomo est un film documentaire consacré à un sourd, récemment opéré, qui retrouve le bruit de vivre. Cela n’est qu’un prétexte à une longue déambulation entre deux adolescents qui se donnent au soleil écrasant de l’été, le plus souvent près d’un bout de plage perdu au fond d’un bois touffu. Le bruit des insectes, des pas qui craquèlent dans le chemin boisé, des peaux qui s’effleurent, cela pourrait faire jaillir une poésie brute comme une musique concrète. Pourtant, le film est plus âpre, comme un documentaire, comme la réalité : les moustiques grésillent de toutes parts, une branche morte sort de l’eau, le sable est vaseux, etc.
Ce cadre est tout simplement réel, sans mise en abîme formelle, et accueille le véritable sujet du film : les vacances de deux adolescents qui partagent des moments, ni beaux ni laids, à travers lesquels montent doucement, presque subrepticement, la petite vague désirante, que l’on n’ose pas appeler amour. Une étrange mélancolie étreint le spectateur qui se rappelle de ces moments fugaces où l’on ne sait trop que faire de cette pulsion embarrassante. Le garçon est volontiers cru dans son expression, et masque son désir dans une bravade qui tourne souvent à la brusquerie. La fille est beaucoup plus silencieuse, à la fois distante et proche, et goûte ce plaisir nouveau au fil des situations. Elle est instinctive quand, lui, se réfugie dans les mots.
Ce petit jeu du chat et de la souris, tout empreint de maladresses, se poursuit dans diverses saynètes : au bord de l’eau, autour d’une batterie, au milieu d’un bal populaire ou dans une fête foraine. Il n’y a pas d’amour entre ces jeunes gens, mais la chair qui palpite, les mots qui trébuchent, les regards qui se croisent. Le romantisme n’appartient pas au monde de l’adolescence, sauf dans les mauvaises représentations. Le désir est brut, jusqu’à ce moment où il est prêt à s’exprimer, parce que la situation l’impose. La jeune fille sort de l’eau avec du sable dans les yeux, le jeune garçon la regarde tendrement : tout en elle attend le baiser quand lui ne sait trop comment s’y prendre (scène ci-dessous). Quelques phrases, et il est déjà trop tard. Le désir s’est enfui, et le destin poursuit sa marche, et la mélancolie vient.
Mais ce moment, ils l’ont partagé, comme un secret. Personne ne sait d’où il vient, ni comment le reproduire. L’amour était là, dans son matériau brut. Et lorsqu’ils reviennent de leur échappée, ils goûtent l’ivresse de la nature en mouvement. Ils sont heureux, ils ont été amoureux sans même le savoir.
Étrangement, et très justement, le dernier quart d’heure du film montre l’amour que le jeune garçon partage avec une autre jeune fille, un peu sourde comme lui. Le sentiment est comme sorti de sa taverne – après l’initiation ? – et il tisse sa toile entre les deux cœurs. La jeune fille raconte comment, le désir montant, elle a entraîné ce jeune homme dans l’union des corps. Et le regrette presque, malgré son inéluctabilité. L’innocence s’est enfuie pour laisser la place à la mélancolie du souvenir. Après, ce n’est plus jamais pareil. Bataille ne disait-il pas que l’union est comme une déchirure, une blessure qui ne se referme jamais.
Publié au coeur de l’été 2012 sur le blog Idiocratie
“Il arrive des époques où les nations se sentent tourmentées de maux si grands, que l’idée d’un changement total dans leur constitution politique se présente à leur pensée. Il y en a d’autres où le malaise est plus profond encore, et où l’état social lui-même est compromis. C’est le temps des grandes révolutions et des grands partis.
Entre ces siècles de désordre et de misères, il s’en rencontre d’autres où les sociétés se reposent et où la race humaine semble reprendre haleine. Ce n’est encore là, à vrai dire, qu’une apparence ; le temps ne suspend pas plus sa marche pour les peuples que pour les hommes ; les uns et les autres s’avancent chaque jour vers un avenir qu’ils ignorent ; et lorsque nous les croyons stationnaires, c’est que leurs mouvements nous échappent. Ce sont des gens qui marchent ; ils paraissent immobiles à ceux qui courent.
Quoiqu’il en soit, il y a des époques où les changements qui s’opèrent dans la constitution politique et l’état social des peuples sont si lents et si insensibles, que les hommes pensent être arrivés à un état final ; l’esprit humain se croit alors fermement assis sur certaines bases et ne porte pas ses regards au-delà d’un certain horizon.
C’est le temps des intrigues et des petits partis.
Ce que j’appelle les grands partis politiques sont ceux qui s’attachent aux principes plus qu’à leurs conséquences ; aux généralités et non aux cas particuliers ; aux idées et non aux hommes. Ces partis ont, en général, des traits plus nobles, des passions plus généreuses, des convictions plus réelles, une allure plus franche et plus hardie que les autres. L’intérêt particulier, qui joue toujours le plus grand rôle dans les passions politiques, se cache ici plus habilement sous le voile de l’intérêt public ; il parvient même quelquefois à se dérober aux regards de ceux qu’il anime et fait agir.
Les petits partis au contraire sont en général sans foi politique. Comme ils ne se sentent pas élevés et soutenus par de grands objets, leur caractère est empreint d’un égoïsme qui se produit ostensiblement à chacun de leurs actes. Ils s’échauffent toujours à froid ; leur langage est violent, mais leur marche est timide et incertaine. Les moyens qu’ils emploient sont misérables comme le but même qu’ils se proposent. De là vient que quand un temps de calme succède à une révolution violente, les grands hommes semblent disparaître tout à coup et les âmes se refermer sur elles-mêmes.
Les grands partis bouleversent la société, les petits l’agitent ; les uns la déchirent et les autres la dépravent ; les premiers la sauvent quelquefois en l’ébranlant, les seconds la troublent toujours sans profit.”
Alexis de Tocqueville. De la démocratie en Amérique, volume I.
“J’imagine que vous vous êtes mariés ce matin. Ce n’est pas un mariage de convenance. Vous épousez justement la femme que vous désirez épouser. Elle vous paraît charmante : aussi charmante qu’on peut l’être. Bien. Dans l’après-midi vous l’emmenez au théâtre. Vous n’avez pas mal choisi la pièce : c’est du Shakespeare (pour ne vexer personne). Il n’y a qu’un malheur : c’est qu’au second acte le théâtre prend feu. La Préfecture de Police a oublié de vérifier si les bois étaient ignifugés. Ils ne le sont pas : ils flambent comme de petites allumettes, ils sèment la déroute dans les spectateurs, qui s’enfuient en pagaille et commencent à s’aplatir les uns les autres. Heureusement, il se trouve un monsieur – qui n’a pas l’air particulièrement génial, ni malin (ni même, entre nous, très bien habillé), vraiment le premier venu. Eh bien, il se trouve que ce premier venu a de la décision. Il commence par assommer le méchant spectateur qui piétinait déjà sa voisine pour s’en aller plus vite. Il met les autres en rang, on se croirait à l’exercice. Enfin il organise, comme on dit, l’évacuation. Il n’y aura que deux ou trois dames carbonisées. En tout cas la vôtre (de dame) n’en est pas.
Il me semble me rappeler, mon cher ami, que vous m’avez traité l’autre jour de vieux libéral. Et que diable voulez-vous que je sois ? Voilà qu’en cinq heures – je me mets à la place du jeune marié – il m’a fallu successivement être démocrate, partisan de l’aristocratie et royaliste (ou fasciste, si vous aimez mieux – c’est ici tout un).
Royaliste, s’il est des dangers où la seule ressource est d’obéir aveuglément à qui n’est pas le plus éloquent, ni le mieux habillé, ni sans doute le plus intelligent. Aristocrate, car enfin vous avez choisi, pour aller voir sa pièce, le meilleur (à votre sens) des auteurs dramatiques. Démocrate, puisque vous désirez, et même exigez au besoin que votre femme ne soit pas choisie par vos vieux parents – même si vous avez pour eux l’affection qu’ils méritent – ni par votre médecin, fût-il le meilleur du quartier. Non, vous voulez la choisir vous-même. Vous ne lui demandez pas d’avoir reçu un prix de beauté, ni d’être capable d’écrire un recueil de poèmes. Non, vous la prenez pour une foule de raisons subtiles et personnelles, que vous seriez bien en peine de justifier, ou seulement d’expliquer. Et même que vous tenez à ne pas expliquer.
Qu’y faire ? Ainsi va la vie. Ainsi sommes-nous contents qu’elle aille. Le jour où l’évacuation du théâtre sera organisée par votes et par discussions, suivant les sages principes de la démocratie, il n’y aura pas quatre dames carbonisées, mais quatre cents. Le jour où votre femme vous sera imposée par le médecin de la famille, et où les seuls auteurs biens vus du Gouvernement verront leurs pièces jouées, vous découvrirez à votre surprise l’agrément qu’il peut y avoir à vivre sans théâtre, et sans épouse.
Non, la vie n’est pas simplement – comme le voudraient les Politiques – un mariage. Ni un spectacle. Ni un incendie. Elle est tout cela, tour à tour. Et je ne suis pas fâché qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi aristocrate et le soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble, s’appeler libéral. Mais mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni d’indifférence. Il est la simple liberté que je prends d’être, suivant le cas violemment royaliste, vivement aristocrate, démocrate avec ardeur.”
Jean Paulhan. « Lettre à un jeune partisan. » N.R.F. Novembre 1956. p. 770-772