Ce site ne serait pas complet et ses auteurs se montreraient bien ingrats s’ils ne rendaient hommage ici et maintenant aux producteurs, acteurs et réalisateurs du film « Idiocracy », dont la formidable histoire chaque jour nous inspire et nous guide. Au XXe siècle, un soldat américain, individu parfaitement banal et moyen en tous points, se retrouve à son corps défendant impliqué dans un programme d’expérimentation scientifique mené par l’armée américaine visant à cryogéniser l’élite de la nation afin de la réserver pour les défis futurs. Censé n’être congelé qu’un an, notre soldat se réveille cinq cent ans plus tard dans un monde qui s’est débarrassé d’un avantage que la longue histoire de l’évolution a rendu désormais sans objet pour l’humanité : l’intelligence. Passé de l’autre côté de cette rupture anthropologique qui est le véritable grand événement du XXIe siècle, notre héros peut mesurer les conséquences de cette phase finale de l’évolution qui lui donne l’occasion de découvrir en l’an 2505 une Amérique où l’on arrose les cultures avec du Gatorade, où la prostitution se consomme dans des fast-food et où le film le plus populaire de l’année s’intitule tout simplement : Ass. Grâce soit rendue à Mike Judge pour les qualités visionnaires qu’il a su déployer dans cette réjouissante prophétie cinématographique qu’est Idiocracy. Sans elle, Idiocratie n’existerait pas.
Camionneurs, grosses bastons et anarcho-populisme
Les films de Sam Peckinpah se rangent, semble-t-il, pour les cinéphiles, en deux catégories. On distingue d’une part les œuvres majeures, comme La horde sauvage et son final ultraviolent qui a marqué durablement l’histoire du 7e art, ou encore Les chiens de paille qui voit un petit mari timide se transformer en tueur implacable face à une troupe de violeurs alcooliques irlandais. Face à ces monuments, on range volontiers dans la catégorie des « films mineurs », des œuvres telles que Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia ou Convoy. On retrouve toujours chez Peckinpah une fascination pour les déclassés en tout genre et les outlaws de tout poil. Dans La horde sauvage, il s’agit du ramassis de gangsters rassemblé autour de la figure de Pike Bishop tandis que dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, une troupe hétéroclite de tueurs de bas étage et de malfrats médiocres se pressent, voire s’entretuent, pour retrouver la tête d’Alfredo Garcia, défunt amant de la fille du terrible El Jefe.
Dans Convoy cependant, on ne trouvera ni outlaws sanguinaires, ni desperados sans foi ni loi, mais toujours des déclassés de la société américaine : une poignée de chauffeurs routiers, Martin ‘Rubber Duck’ Penwald, Bobby ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’, ‘Spider Mike’, qui sillonnent les autoroutes désertes de l’Arizona et qui se trouvent en butte à l’hostilité d’un shérif local, incarné par un vieil habitué des productions de Peckinpah, Ernest Borgnine. Avec ce personnage, le film prend déjà un tour gentiment politisé et anarchiste. Borgnine est l’incarnation non pas de la loi mais de l’arbitraire. Il est à la fois injuste, corrompu et violemment déterminé, au point de passer à tabac ‘Spider Mike’, un des amis du ‘Rubber Duck’, tombé entre ses griffes.
Face à ce peu recommandable représentant de la loi, ‘Rubber Duck’, ‘Pig Pen’ ou ‘Spider Mike’ campent des figures d’américains moyens, de rudes mais honnêtes travailleurs. Ils symbolisent une Amérique des gens simples, des motels, des relais routiers, une Amérique telle que Christopher Lasch a pu la rêver, « une nation d’égaux, travailleuse et démocratique, pour qui la réussite ne résidait pas dans la promotion sociale. Un mythe aujourd’hui très lointain, mais qui, comme tout mythe, garde une puissance évocatrice capable d’ébranler l’arrogance du colosse d’argile américain. »[1] Les héros de Peckinpah ne sont pas des self-made men avides de profit, ils n’incarnent pas ce modèle de réussite capitaliste et tapageuse qui a tellement su séduire nos élites les plus vulgaires. Ces conducteurs de poids-lourds tiennent plus du cow-boy, ou du gaucho sud-américain. Ce sont des hommes avant tout épris de leur indépendance et de leur liberté. Ils font partie de ceux qui, dans cet envers rural et désertique de l’Amérique conquérante et ultra-consumériste que représente encore le grand ouest, contribuent à perpétuer le vieux mythe fondateur de la frontière et les valeurs de l’Amérique aventureuse et volontiers réactionnaire des rednecks, des white trash et des sympathiques laissés pour compte et artisans de la grandeur de l’Empire. Guns and guts made America great.
Cet univers, Peckinpah le dépeint avec tendresse et l’oppose même assez schématiquement à la brutalité bornée de la police locale. La démonstration est peu nuancée, mais au fur et à mesure que se déroule l’histoire de Convoy, le film acquiert une profondeur que les premières séquences ne laissaient pas forcément soupçonner. Alors, en effet, que nos sympathiques routiers sont poursuivis par la haine tenace du shériff, ils commettent l’imprudence de faire halte dans un snack local pour profiter d’une bière et de la généreuse tendresse des serveuses de l’établissement. La confrontation entre les routiers au repos et les sbires de la police locale, venus les harceler jusque dans leur modeste havre de paix, donne à Peckinpah l’occasion d’orchestrer une scène de bagarre de bar digne des plus grands moments de Bud Spencer et Terrence Hill. La scène de poursuite qui s’ensuit, alors que les camionneurs fuient le restaurant ravagé, rappellera quant à elle aux amateurs les cascades burlesques de Shérif fais-moi peur. Peckinpah use et abuse du procédé du ralenti, qui est devenu avec le temps sa marque de fabrique : on voit même après une poursuite homérique se terminant pour l’un des protagonistes à travers un panneau publicitaire, un des conducteurs, frapper de dépit sur le capot de son véhicule hors d’usage au ralenti.
Si Convoy ne se résumait qu’à des bagarres de bar dans le style bouffon et à de baroques scènes de poursuites, il ne resterait malgré tout qu’une œuvre, moins que mineure, parfaitement dispensable. Or, le film prend tout son sens et toute son ampleur à compter du moment où les quatre protagonistes principaux, ‘Rubber Duck’, ‘Love Machine’, ‘Pig Pen’ et ‘Spider Mike’, décident de foncer à bord de leurs camions vers la frontière du Nouveau Mexique où ils espèrent enfin pouvoir échapper au constant harcèlement de la police locale. A partir de là commence un road movie sans véritable équivalent dans l’histoire du cinéma américain. Tandis que les fugitifs tentent d’échapper à leurs poursuivants, les manifestations de solidarité et les encouragements grésillent sur les CB. Au fil des kilomètres, d’autres routiers se joignent au convoi emmené par le charismatique ‘Rubber Duck’. Ce sont bientôt cinq, puis dix, vingt, cinquante véhicules qui se ruent en file serrée et à tombeau ouvert sur les highways du grand ouest américain. L’objectif premier des fugitifs, rallier le Nouveau Mexique, semble soudain devenu secondaire. Le convoi devient un symbole, un mouvement contestataire qui rassemble les participants les plus enthousiastes et les véhicules les plus hétéroclites : monstres de métal sur dix-huit roues, transport de bétail, de produits chimiques, car scolaire emmenant une congrégation religieuse hippie et même un véhicule agricole épandeur d’eau.
Le gouvernement fédéral, averti de l’épopée héroïque de cette version chromée et motorisée de la longue marche, tente d’abord d’employer la force pour l’arrêter et capitule quand il s’avère que le camion du ‘Rubber Duck’ lui-même transporte des matériaux instables que la moindre balle risquerait de faire exploser sous l’œil des caméras embarquées des véhicules de télévision qui se sont joints au convoi. La tentative d’interview menée par un reporter juché sur le plateau arrière d’un pick-up avec son caméraman et qui se porte à la hauteur du camion de ‘Rubber Duck’ pour l’interroger donne d’ailleurs lieu à l’une des plus belles scènes du film. Qui se cache derrière ce pseudonyme, ‘Rubber Duck’, demande le journaliste, un syndicaliste ? Un révolutionnaire ? Un leader politique ? Personne, répond l’intéressé. Juste un type ordinaire. Et que veut ce type ordinaire ? Quelles sont ses revendications ? demande encore le reporter. Aucune, rétorque ‘Rubber Duck’. « Je conduis, c’est tout. » Devant l’insistance du reporter à obtenir des réponses plus précises, ‘Rubber Duck’ fait alors un geste vague en direction de la cinquantaine de véhicules qui le suivent : « Demandez-leur à eux pourquoi ils me suivent, ils vous le diront ! »
La scène qui suit démontre qu’il ne faut jamais négliger les films mineurs des grands cinéastes car ils réservent quelquefois de véritables trésors. Le reporter et le véhicule de télévision, suivant l’injonction du ‘Rubber Duck’, entament une longue descente le long de la colonne de véhicules, filmant et interrogeant chaque conducteur sur ses revendications et les motivations qui l’ont poussé à rejoindre cette manifestation mécanique improvisée et la longue cohorte des protestataires. Le plan est admirable, il constitue à la fois une mise en abyme cinématographique et une critique virulente de la société américaine. Le véhicule du reporter descendant lentement le long de la colonne de poids lourds filme de cabine en cabine une succession de saynètes dans lesquelles chaque interviewé, au volant de sa machine, se tourne vers la caméra et exprime ses revendications. Pendant dix minutes de ce micro-trottoir improbable, Peckinpah laisse s’exprimer l’Amérique des déclassés, des travailleurs qui abandonnent femmes et enfants au foyer pour sillonner les routes, de tous les modestes oubliés du rêve américain. Du prix de l’essence aux humiliations infligées par les forces de l’ordre, de la frustration de l’armée des laborieux à la colère de l’ancien combattant du Vietnam, des revendications des noirs américains au désespoir de l’ouvrier jeté hors de son usine, tout y passe. Peckinpah réussit en une scène le tour de force de donner soudain une voix à tous ces anonymes, cette voix qui éructe tout au long du film en arrière-plan sur les postes radios des camions des blagues salaces, des provocations libertaires et des confessions désenchantées dans un langage codé que les autorités essaient sans succès de déchiffrer. Il ne reste plus à ces individus déracinés et brinquebalés d’un bout à l’autre du pays par une impitoyable logique économique que cette voix portée par les ondes, que ces codes qui leur appartiennent et que leurs camions qui deviennent, réunis dans ce convoi, l’arme de leur colère.
On pourrait croire à lire ceci que Convoy s’apparente à une œuvre marxiste. Ce n’est pas le cas. Le film de Peckinpah est populiste dans le sens premier du terme, celui que Vincent Coussedière se réapproprie dans son excellent essai, Eloge du populisme, publié très récemment aux éditions Voies Nouvelles, c’est le populisme qui dressait aux Etats-Unis dès le XIXe siècle des ouvriers, des paysans ou des artisans contre le pouvoir des trusts, le populisme des révolutionnaires pré-bolcheviques en Russie à la même époque ou le populisme des luddites en Angleterre ou des Canuts en France qui se révoltent au début de la révolution industrielle contre cette idéologie dévoreuse d’hommes qui guide déjà le premier capitalisme. C’est ce populisme, explique aujourd’hui Coussedière, qui donne à ce peuple turbulent qui échappe par essence à toute définition idéologique, politique, ethnique ou sociologique systémique, la volonté de défendre sa propre définition du bien commun contre les empiétements de toutes sortes dans un mouvement profondément libertaire que les prophètes de la modernité s’empressent de qualifier de réactionnaire et dont les démagogues essaient toujours de tirer profit.
Ce populisme-là, que Vincent Coussedière distingue avec raison dans son petit essai de la démagogie, Sam Peckinpah en donne dans Convoy une superbe évocation cinématographique. Dans l’une des scènes du film, un rusé politique tente d’approcher celui qu’il identifie comme le meneur du mouvement, le ‘Rubber Duck’, incarné par un Kris Kristofferson qui trouve là un rôle à la mesure de ceux qu’il incarnera dans Pat Garrett et Billy le Kid ou La porte du paradis. Aux promesses du démagogue, le ‘Rubber Duck’ oppose la même réponse qu’au reporter un peu plus tôt : « Je ne vais nulle part, je ne mène personne, ceux qui le veulent se contentent de me suivre. » Le véritable populisme réside d’abord dans cette capacité de refus et dans cette reconquête d’une liberté railleuse, belliqueuse et ennemie de tout système, de l’anarchisme en somme.
Pierre Bourdieu, un piètre penseur du politique
Au moment où l’on célèbre le dixième anniversaire de la disparition de Pierre Bourdieu, il n’est peut-être pas de bon ton mais assurément salutaire de rappeler que le grand sociologue fut un piètre penseur du politique. Jean Baudouin se fait un malin plaisir de le dire et, surtout, de le démontrer dans un petit ouvrage au sous-titre sarcastique : Quand l’intelligence entrait enfin en politique ! (Cerf, 2012) On l’aura compris, l’auteur n’appartient pas à la « soldatesque » bourdieusienne, et règle volontiers ses comptes avec tous les « politistes de petite volée »[1] qui ont investi le champ de la science politique pour en faire une chasse gardée.
Le ton pamphlétaire de l’ouvrage ne doit cependant pas masquer la rigueur de la critique, même si le couperet tombe avec une certaine jubilation : Bourdieu n’a rien compris au politique ! Exprimé de façon moins abrupte : l’apport de la sociologie critique à la refondation de la Cité est pratiquement nul. Entendons-nous bien, ce n’est pas le corpus scientifique qui est ici remis en cause, mais l’engagement politique de Bourdieu qui se déploie pendant la période 1982-2002. Est-ce à dire que le sociologue, en se prenant pour un prophète, finit par perdre pied dans le réel ? De façon plus large, on peut effectivement s’interroger sur cette dimension latente, et souvent inconsciente, qui pousse l’expert en sciences sociales à prendre en main les affaires du monde au nom d’une conception de la vérité prétendument objective et impartiale. Le passage au politique est pourtant beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît comme le prouve la trajectoire de Bourdieu. En cela, Baudouin montre qu’il était tout simplement un homme en prise avec la réalité, et non un prophète détenteur de la vérité – comme il s’efforçait de le croire lui-même.
Il faut d’abord dire un mot de cet engagement tardif qui se concentre principalement sur les dix dernières années de sa vie. Pendant très longtemps, Bourdieu s’est appliqué à défendre une sociologie « réflexive » qui non seulement se bornait à décrire la réalité sociale, mais qui récusait aussi toutes les tentatives de prescrire des remèdes politiques. Là était la différence entre le sociologue qui s’appuie sur des données tangibles et le philosophe qui devise légèrement des affaires du monde. Ce qui n’empêchait pas, au demeurant, de faire du premier une sorte de thérapeute social : le dévoilement de toutes les formes de domination constituant un programme à part entière. Avec le risque de s’enfermer dans une posture qui tourne sur elle-même et qui accouche finalement « d’une sociologie de l’indignation, d’une rhétorique de la déploration »[2]. Révéler aux acteurs sociaux leur statut de dominés sans leur donner les moyens de s’en libérer, cela revient effectivement à faire de son diagnostic une condamnation sans appel. Cette tension présente au cœur de la sociologie bourdieusienne rejaillit avec force au cours des années 1980 et trouve une solution providentielle : réconcilier tout simplement la science et la vérité, la sociologie et la cité. Dès lors, le programme d’action se déplie dans deux directions simultanées : d’un côté, le décryptage des mécanismes « infernaux » de la mondialisation libérale et, de l’autre, le sacre de l’intellectuel critique, porte-voix des masses opprimées.
Le premier moment est d’autant plus révélateur qu’il recoupe, encore aujourd’hui, la doxa des mouvements classés « à la gauche de la gauche ». Sur ce point, il faut préciser que le « premier » Bourdieu n’a pas été touché par la vague antitotalitaire qui a mis au banc des accusés le communisme réel, et dressé le réquisitoire implacable de ses crimes. Sa posture scientifique lui permet au contraire d’apparaître, au tournant des années 1980, sous les atours de l’intellectuel critique vierge de toutes compromissions. Les bases de son engagement ne sont pourtant pas sans évoquer le spectre du marxisme-léninisme. Certes, la désignation de l’ennemi change sensiblement puisque la « mondialisation libérale » fait désormais figure de repoussoir. Mais les méthodes employées restent les mêmes : la vulgate gauchiste ne s’embarrasse pas des complexités du monde réel et dénonce avec véhémence le visage de ce « nouveau totalitarisme », les victimes de « l’horreur économique ». Et Bourdieu de dresser une généalogie du néo-libéralisme qui étonne par son simplisme : il s’agirait d’une nouvelle idéologie guidée par une oligarchie néoconservatrice dont le programme est la destruction de l’État social. Ce ton conspirationniste, s’il n’était drôle, débouche sur une partition du monde entre « collabos » et « résistants » au système, et s’affaire à repérer la « chaîne des liaisons cachées » (p. 45). Il ne reste plus qu’à dresser la liste des traîtres qui font office de « passeurs » ; et la liste est longue : les socialistes bon teint, les européistes convaincus, les nouveaux intellectuels, les catholiques de gauche, les syndicats réformistes, les clubs libéraux, etc.
Heureusement, face à cette sombre litanie des ennemis, se dressent les prophètes intellectuels qui se chargent d’ouvrir les yeux à tous les dominés du monde. C’est le deuxième moment de l’engagement bourdieusien, lequel se cristallise dans une formule aux tonalités platoniciennes : « Pour un corporatisme de l’universel ». Une nouvelle fois, le contenu étonne par sa simplicité puisqu’il consiste tout bonnement à transférer la fonction d’avant-garde du parti révolutionnaire de la classe ouvrière vers l’élite savante de la sociologie critique, et ce, au nom de la vérité. Fermez le ban ! Car la corporation des sociologues a ceci d’extraordinaire qu’elle peut dire la vérité au nom de la science et échapper par là même au contrôle de l’État, de l’argent et des medias. En un mot, elle peut enfin « aboutir à des “utopies rationnelles” ou encore à des “utopies lestées scientifiquement” » (p. 58). Il existe pourtant un angle mort dans cette histoire enchantée des intellectuels : comment expliquer, en effet, que cette société libérale fascisante ait pu engendrer en son sein sa critique la plus radicale et la plus lucide ? « Au fond, Bourdieu devait rendre compte de l’existence de Bourdieu » écrit Baudouin. Ainsi, le nouveau clerc dépeint une histoire rapide du champ intellectuel qui consiste à dresser une nouvelle liste, celle des « grands » intellectuels qui, de Voltaire à Sartre, ont circonscrit le périmètre du savoir. Le dernier venu étant lui-même, le sociologue-roi à la tête de l’« intellectuel collectif » dont il rassemble toutes les vertus.
Armé de ses deux idées-force – la « démonisation » du libéralisme et la naissance de l’intellectuel critique –, le chantre de la sociologie pénètre (enfin !) dans l’arène politique avec un entrain vigoureux. Il faut dire que la lutte atteint une dimension proprement métaphysique : justice sociale versus barbarie capitaliste. Son programme repose d’abord sur une analyse « scientifique » puisque les données de la sociologie critique sont appliquées au champ politique en général et au phénomène étatique en particulier. Comme à l’accoutumé, les développements s’enferment dans un langage roboratif pour s’ouvrir à une conclusion lumineuse : la mise à jour « d’une catégorie d’agents qui ont pour propriété de s’approprier l’universel »[3]. Il convient, dès lors, de distinguer cette nouvelle caste de privilégiés (« main droite de l’Etat ») de la petite noblesse d’État animée par le dévouement obscur à l’intérêt général (« main gauche de l’Etat »). Cette partition sommaire fait du petit fonctionnaire un véritable agent de la révolution (conservatrice !) dont la mission historique est de « défendre la civilisation associée à l’État providence » (p. 89).
Le diagnostic établi, Bourdieu prend fait et cause pour le mouvement social de 1995 qui est l’occasion pour lui d’une véritable révélation. Courant les estrades, défilant avec les opprimés, éveillant les foules, il est devenu un intellectuel sartrien qui s’engage au nom d’une certaine idée de la justice et de la vérité. La rhétorique est plus que jamais celle de la résistance. Il s’agit de créer un « nouveau front de classe », composé des syndicats, des mouvements sociaux et des chercheurs en sciences sociales, pour en faire une « organisation permanente de résistance au nouvel ordre mondial ». Le combat atteint une dimension internationale avec la mise en place de structures trans-frontalières et la défense de l’État social européen. Toutefois, le pouvoir n’est pas une fin en soi, loin de là, car il ne sied pas à l’intellectuel d’intégrer le champ politique (par ailleurs délégitimé), mais de se placer dans les contreforts de la société pour en être l’un de ses « gardiens invisibles ».
On peut effectivement s’interroger sur les objectifs poursuivis par Bourdieu. La confusion entre les analyses sociologiques et les imprécations prophétiques n’accouche d’aucune proposition politique viable ou, pour le moins, positive. Pour Baudouin, ce refus de penser le politique, dans les termes les plus classiques de sa définition, traduit une détestation profonde de la démocratie représentative et, par extension, de la pluralité des opinions. Il est certain que la science de la société, en se confondant avec la vérité, ne peut pas tolérer le lieu du politique qui, faut-il le rappeler, est toujours instable et mouvant. Ce déni du politique s’ouvre paradoxalement sur un grand élan platonicien qui se décline en deux mouvements consécutifs. Le premier relève d’un véritable travail d’anamnèse, une sorte de conversion, qui produit un regard neuf sur le monde : celui du sociologue capable de dessiller les yeux du dominé. Le second peut être compris comme une « reprise de gauche de Pareto »[4] qui consiste à installer une « vigie savante » dont le rôle est de conseiller et surtout de surveiller le pouvoir. Ce qui n’est pas sans faire écho à l’un des premiers sociologues, Auguste Comte, qui envisageait la mise en place d’un « pouvoir spirituel » dont la science sociale constituerait la révélation ultime.
Au final, le pamphlet de Baudouin est bien salutaire dans le sens où il rappelle les apories d’une sociologie qui verse dans la vindicte politique. On en vient tout de même à s’interroger sur la situation quasiment intenable des intellectuels anti-système : ne sont-ils pas obligés de peindre le monde en noir et blanc pour mieux en faire ressortir les injustices, et mobiliser ainsi les classes sociales défavorisées ? Certes, Bourdieu est un mandarin de l’université française, mais son engagement peut aussi se comprendre comme une révolte quasi existentielle contre l’ordre établi. Et, dans ce cas, la posture non dénuée d’une forme de romantisme cède souvent le pas à une analyse raisonnable des situations. Aussi ne partagerons-nous pas l’impression que laisse Baudouin à certains endroits de son livre. Le fondateur de la sociologie critique a peut-être investi avec succès certaines disciplines universitaires, mais il a également fait l’objet de critiques virulentes et a souvent été relégué dans les marges du débat public. Ainsi, le « petit abécédaire de la haine ordinaire » situé en fin d’ouvrage et composé de citations de Bourdieu apparaît bien léger au regard de la véritable haine qu’il a parfois suscité : « fou d’orgueil, narcissique, manipulateur, hypocrite, pervers, grandiloquent, ridicule, insupportable » (Alain Minc), « bizarre croisement entre “X-files” et Maurice Thorez » (Laurent Joffrin), « discours simpliste, naïf, moralisateur comme celui d’un catho déluré » (Jacques Julliard), etc. Et soyons certain que les hommes qui le jugeaient ainsi disposaient également de leviers puissants pour relayer leur parole.
[1] Expression de Baudouin pour qualifier les politistes, tels que Daniel Gaxie et Alain Garrigou, qui se situent dans le sillage de Bourdieu (p. 22).
[2] Jean Baudouin, « Le “dernier Bourdieu” ou la célébration paroxystique de l’intellectuel critique », François Hourmant, Arnauld Leclerc (dir.), Les intellectuels et le pouvoir, Presses universitaires de Rennes, coll. « Essais », 2012, p. 129.
[3] Pierre Bourdieu, « Les deux faces de l’Etat », Le Monde diplomatique, janvier 2012, pp. 16-17.
[4] Philippe Raynaud, « Les nouvelles radicalité », Le Débat, mai-septembre 1999, p. 25.
Mademoiselle n’est plus
Une grande victoire du siècle, qu’Idiocratie ne pouvait manquer de saluer, a été obtenue par les ligues féministes. Après une longue bataille médiatique et juridique, celles-ci ont enfin obtenu la disparition des formulaires administratifs du titre « Mademoiselle ». Qualificatif ô combien dégradant, évocateur de sages froufrous, de regards furtifs, de silhouette gracile et de cœur à prendre, « Mademoiselle » est priée d’aller promener ailleurs ses jupons et de cesser ses manières. On ne tolérera désormais que la dignité un peu austère de « Madame », qui elle au moins sait se tenir et ne s’avise pas de minauder avec les airs de charmante victime de sa consoeur. « Madame » n’est ni prise, ni à prendre, ni à séduire, foin désormais de cette distinction discriminante entre la jeune fille et celle qui sera adoubée par l’institution rétrograde du mariage. Circulez SVP, phallocrates et profiteurs sexistes ! « Madame » désormais se tient fière et droite sur le podium de l’égalité des sexes aux côtés, ou plutôt en face, d’un « Monsieur » qu’on tient à l’œil et qu’on ne reprendra plus à couler des regards en coin vers les « Mademoiselles » dans les recoins des formulaires.
L’Apocalypse, comme si vous y étiez
Le sens premier du terme « apocalypse » est profondément religieux et en appelle à la ferveur des croyants. Il signifie littéralement « révélation », « dévoilement », et concerne l’homme à l’approche de la fin des temps. On retient souvent la série de cataclysmes qui s’abat sur le monde, tels les quatre cavaliers de l’Apocalypse de Jean, sans faire référence au moment de cette manifestation : la veille du « Jugement dernier ». Autrement dit, l’apocalypse a deux visages : le premier, nocturne, fait face à la monstruosité du monde finissant tandis que le second, lumineux, se tourne vers l’avènement d’une autre réalité, celle de la Jérusalem céleste. Précisons, une nouvelle fois, qu’il s’agit d’un terme religieux qui ne relève pas des lois de l’histoire, mais des impulsions de la foi. Cette « révélation », nous dit Gershom Scholem, est comme « le surgissement d’une transcendance au-dessus de l’histoire, une intervention qui fait s’évanouir et s’effondrer l’histoire, la projection d’un jet de lumière à partir d’une source extérieure à l’histoire »[1]. Il n’appartient, donc, pas à l’homme d’en prononcer l’advenue même s’il a toujours le loisir d’en saisir les signes précurseurs.
Le deuxième sens du terme « apocalypse » renvoie à sa lecture profane et met tout particulièrement l’accent sur une « catastrophe épouvantable » qui annonce également la fin du monde. Cependant, le sens commun relève moins de la foi qu’il ne fait appel à l’imaginaire de la destruction et de l’extinction, lequel se rattache à une histoire présente vécue sous le signe de la tragédie. L’apocalypse est en quelque sorte une révélation intra-mondaine, une révélation que l’homme porte en lui-même, comme la résultante de ses propres actes. Aussi le jugement est-il sans appel : l’homme est le seul responsable de son hybris (« démesure »). Mais il est aussi le seul juge qui espère toujours, dans un ultime revirement, sauver les apparences du monde. En définitive, cette apocalypse revêt plusieurs degrés selon que le monde se fissure progressivement ou s’écroule subitement, et épouse autant de motifs que le déroulement des événements ne le laisse présager : crise économique, faillite écologique, calendrier maya, catastrophes naturelles, etc.
Dans cette litanie de sombres prédictions que l’on pourrait égrener à n’en plus finir, il est un événement et plus précisément un film qui nous semble toucher du doigt la réalité de l’apocalypse. Un film beau et austère, un film âpre et sombre et, disons-le, un film ennnuyeux et fascinant : Le cheval de Turin de Béla Tarr (sorti il y a quelques semaines dans très peu de salles). La dimension y est autrement plus profonde que le Mélancholia de Lars von Trier dont il faut bien admettre que la beauté esthétique voile un propos d’une grande pauvreté – les pré-visions d’une maniaco-dépressive sur la catastrophe inéluctable qui approche. Au contraire, ce qui marque profondément dans le film de Béla Tarr est sa simplicité abyssale : nul intrigue, nul sentiment, nul épanchement, et encore moins de propos pseudo-mystiques – le film est presque muet – pour entourer l’immense interrogation qui avance : que se passe-t-il dans ce monde balayé par le vent ? Et l’immense espérance qui tient les cœurs dans la dignité : que faut-il faire dans cette vie exténuée ?
De façon très subjective, nous souhaitons aborder quelques-unes des thématiques qui traversent le film et qui dessinent les motifs, non pas de l’apocalypse au sens religieux du terme (« révélation »), mais plus simplement, plus humblement, d’un monde qui s’éteint à petits feux, jusqu’à la dernière lueur de vie.
Il faut d’emblée poser le cadre du film, lequel ne bougera plus tout le long de six chapitres. Deux êtres humains : un père au visage halluciné et une fille aux cheveux ébouriffés. Une ferme perdue au fond d’un vallon dans une campagne aride et profonde de la fin du XIXè siècle. Un cheval fatigué qui tire la charrette du vieil homme, cocher de son état. Un ouragan qui dure des jours et des jours, sans interruption, et qui manifeste l’advenue de quelque chose ; comme un signe des temps. Dans ce décor brut, et dans ce vent qui soulève les feuilles et qui siffle aux oreilles, l’existence est rythmée par des gestes simples, presque frustres, et répétitifs comme un rite : le levée et l’habillage, l’eau à prélever du puits, le repas frugal, la visite au cheval, l’attente devant la fenêtre, et le coucher. Et ce, pendant six jours, car la vie – qu’on l’accepte ou non – n’est qu’une longue répétition dont seuls les points de vue changent[2].
Dans ce film d’une monotonie lancinante, il n’y a donc pas de réflexions à soulever, de métaphores à comprendre, de symboles à déchiffrer, mais tout simplement les motifs d’une vie qui se déplient dans la folie des éléments. Le père et la fille, et nous avec, sont comme des témoins, juste des témoins, qui regardent ce paysage en noir et blanc les absorber, ce vent puissant les balayer. À défaut d’histoire à raconter – Le cheval de Turin se situe à un autre plan de la réalité –, il est possible d’évoquer quelques-unes de ses thématiques qui nous ont rendues si proche, presque palpable, l’apocalypse qui vient.
Le cheval
Le film s’ouvre sur la dernière épreuve que Nietzsche rencontra dans ce monde : une voix profonde nous rappelle qu’il tomba dans les bras d’un cheval, dans les rues de Turin, que son maître battait à mort ; et Nietzsche lui-même tomba dans les bras d’une douce démence qui devait durer dix ans. La première scène nous emporte aussitôt après dans les pas d’un cheval et de son maître pris dans les bourrasques de vent ; la bête fatiguée et le vieil homme usé qui luttent sur les chemins de l’existence. Et, tout le reste du film, le cheval aux yeux collés et au pelage incertain s’abandonne peu à peu à la mort, comme s’il savait bien avant les autres que tout était perdu. Le père se ravise, la fille le caresse. Il faut survivre tant que les jambes portent l’homme.
Le rite
Dès le début, la fille habille le père, infirme d’un bras, tandis que le père regarde la fille. Tout est là. La vie simple des gens de peu qui ont toujours traversé les épreuves, sans un mot, dans l’immensité de la nuit. C’est un rite que de vivre dans la dignité : chaque jour, les gestes recommencés comme s’ils avaient toujours été là, dans le secret d’une vie qui nous dépasse. « Terrible, terriblement ennuyeux » disaient certains à la sortie du film et l’on aurait pu ajouter : « terriblement vrai ».
L’attente
Il ne se passe pas grand chose dans ce film de 2h30. Et comment ? L’ouragan ne cesse pas de déplier ses énormes bras de vent, soulevant la poussière jusqu’à hauteur du ciel. Le père et la fille, à tour de rôle, s’asseyent devant la fenêtre et regardent dehors, la valse des feuilles qui volent. Dans l’attente. Scènes grandioses où l’on se tient derrière les êtres dans l’immobilité d’une vie qui ne tourne plus. L’attente, cette espérance ultime de voir le ciel s’ouvrir au soleil. L’attente des hommes qui n’abandonnent pas tant que le souffle les tient debout.
La religion
Comment ne pas convoquer les dieux dans la torpeur qui gagne le monde ? Justement, la seule scène qui donne lieu à un monologue est celle d’un étranger proche, le voisin, qui vient chercher un peu d’alcool de vie, comme pour s’étourdir encore. Il s’assied et devise sur les temps obscurs qui tiennent le jour en haleine, sur la faute des hommes qui ont fini par briser l’horloge du monde, sur la justice qui s’ensuit, et sur la peine capitale que nous méritons tous. Le père ponctue cette sombre prophétie d’un mot : « foutaises » ; tandis que sa fille, en arrière plan, continue son labeur. Et l’autre de repartir dans le vent, titubant, et s’abrutissant d’alcool. Tout est dit de la morale et d’une certaine forme de religion.
Le puits
Chaque matin, la fille se lève, ouvre la porte au grand et s’engouffre dans le vent pour aller jusqu’au puits. Deux seaux d’eau pour tenir encore un jour : le repas, la toilette et le rite. L’eau que la nature offre à la vie, comme un répit, avant que le puits ne s’épuise, définitivement. Une carriole de forains était passée la veille pour se servir un peu avant que le père ne les repousse ; un signe : dans leur folie, les forains laissent une Bible. Le soir, la fille en lit quelques phrases, timidement. Les mots n’ont plus de sens mais une sonorité qui fait frémir.
La fuite
Quand il ne reste plus d’eau, la fuite s’impose car les veines demandent de la fluidité, et le corps un peu de sang clair. Le père et la fille chargent leur pauvre charrette, harnache le cheval et s’en vont au loin vers l’horizon, un peu plus loin que cet arbre décharné qui n’en peut plus du vent. Mais il est impossible de fuir quand les temps approchent. Cela ne sert plus à rien. Le père et la fille rebroussent chemin et retournent dans leur maison perdue. Comme si de rien était. Le rite se poursuit.
La lumière
Le film prend toute son ampleur dans l’ultime chapitre, tragique dans son déroulement implacable. Quand on comprend que rien ne pourra sauver le monde de son état de délabrement avancé. Ni homme, ni Dieu. Et le dernier élément qui vient à s’éteindre est le feu de la vie : d’abord, la lumière du ciel qui disparaît en plein jour pour laisser place à la nuit qui enveloppe désormais le père et la fille de son châle noir, terriblement noir ; ensuite, la flamme de la lampe à pétrole qu’on ne peut plus rallumer, sans aucune raison, si ce n’est que la lumière n’a plus sa place dans un monde sans âme.
La fin
Les dernières images, pénétrantes, laissent peu à peu deviner deux tâches blanchâtres, le père et la fille, assis l’un en face de l’autre, devant leur écuelle et cette pomme de terre au milieu, presque crue. Le père tente de manger, avec toute la dignité qui lui reste, tandis que la fille est comme abattue, la tête renfoncée dans ses épaules. Son père lui dit : « mange ! ». Il n’y croit plus lui-même. L’honneur d’un père face à sa fille, face à la vie, face au néant.
Epilogue
Pour ceux qui aiment à se faire peur en parlant, à tort et à travers, de l’apocalypse qui vient, on ne saurait trop leur conseiller d’aller se rafraîchir l’âme devant un monde qui s’épuise, un monde qui s’éteint, un monde qui disparaît ; et cela n’est pas l’apocalypse ! C’est la fin d’un monde. Et c’est la fin de l’homme.
[1] Gershom Scholem, Le messianisme juif. Essais sur la spiritualité du judaïsme, trad. par Bernard Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Diaspora », 1974, p. 35.
[2] Ce que Béla Tarr traduit en filmant toujours les mêmes scènes, pendant six jours, sous des angles à chaque fois différents.
Le festival
Voilà un bien intéressant cliché qui nous montre que l’esprit de la fête et l’amour du vivre-ensemble ne sont pas restés lettre morte dans notre beau pays en dépit des efforts de MM. Les Censeurs pour déclarer la joie de vivre hors-la-loi. Mais quel est cet endroit et qui sont ces gens ? Des participants de la dernière édition de Solidays ? Le fan-club d’Exploited en tournée mondiale dans la Sarthe ? La faune interlope d’un rassemblement de musique électronique à vocation festive ?A défaut de le savoir, on peut toujours essayer de l’imaginer.
En partant de la gauche, juste derrière l’épaule du débile qui fait le macaque, Olaf, un jeune fasciste scandinave, arrive d’un bon pas, de très bonne humeur. Il s’est levé à 6h, a fait ses 50 pompes et ses 200 abdos matinaux, s’est régalé d’un grand verre de jus d’orange et d’un oeuf mollet, il est en pleine possession de ses moyens, a l’esprit clair et s’apprête à défoncer la gueule de ces deux déchets qui se sont invités on ne sait comment dans cette 8e édition de la Danish White Supremacist Pride.
Juste au-dessus de la tête du débile de gauche toujours, on remarque Pierre-Emmanuel, 18 ans, jeune étudiant en révolte contre son milieu familial et en légère surcharge pondérale. Ces parents continuent à le faire suivre par un pédopsychiatre pour ce problème mais aujourd’hui Pierre-Emmanuel s’en fout. Il vient de gober coup sur coup un double panoramix et un dragon noir. Il est bien, il kiffe trop le son, il ne sent plus la fatigue, ni la sueur, ni le froid mais seulement la transe. Il n’y a plus que lui et la musique. Dans deux minutes et 23 secondes, Pierre-Emmanuel va être victime d’une embolie cérébrale qui le plongera dans un coma de six mois dont il se réveillera hémiplégique et plus complexé, nul et naze que jamais.
A droite de Pierre-Emmanuel, encore un peu en arrière-plan, portant un T-Shirt blanc et un short bleu, presqu’au centre de l’image, un autre homme s’apprête à sombrer. Il s’appelle Jean-Marc, il a 55 ans et il en a marre. Tenu éveillé depuis plus de 48 heures par le chaos sonore incessant vomi par les enceintes, il est à bout de nerfs et arpente depuis le début de l’après-midi le teknival qui s’est installé depuis trois jours dans le champ juste en face de la maison dont il risque d’être exproprié au printemps prochain, à cause du nouveau tracé du TGV. Lui aussi, un peu comme Pierre-Emmanuel, est un peu au-dessus de tout ça. En revanche, Jean-Marc n’a pas consommé de drogues mais une quantité impressionnante de tranquillisants qui, mêlés aux litres de café qu’il ne cesse d’ingurgiter, forment un mélange détonnant. Il a décidé de mettre un terme à tout cela. Dans deux minutes, il va s’emparer du Manhurin 9 mm qu’il cache sous son T-Shirt et tirer au jugé dans la foule, tuant trois personnes, en blessant gravement deux avant de retourner son arme contre lui. La balle qui devait atteindre Pierre-Emmanuel, le manquera de peu, passant au dessus de son crâne au moment où il s’effondrera dans la boue, victime d’un malaise cardiaque, pour aller se loger dans la tête de Peutri, le débile de gauche qui n’aura pas le temps de comprendre ce qui lui arrive mais qui de toute façon n’a jamais été foutu de comprendre quoi que ce soit depuis qu’il est né.
Toujours plus à droite, au-dessus de l’épaule gauche de Krevar, le vieux punk à crête rose qui paraît avoir 50 ans et qui en a en réalité 30, Jean-Patrice et Hervé trottinent gaiement du même pas pour aller s’enfiler dans les bois.
La possibilité d’une île
« On n’est pas si mal sur cette île », dit Babar.
Jean de Brunhof. Le voyage de Céleste.
« Anders Breivik n’est pas seulement fou. Il est clairement et indubitablement fou car aucun être doué de raison n’aurait pu faire ce qu’il a fait. »[1] L’explication donnée par Boris Johnson, le maire de Londres dans le Daily Telegraph du 25 juillet 2011 à l’occasion de la tuerie d’Utoya et de l’attentat d’Oslo était peut-être un peu simpliste mais à tout prendre elle n’était pas plus idiote que l’interprétation largement adoptée par une bonne partie de la presse française, à savoir qu’Anders Breivik représenterait tout simplement l’avant-garde d’un vaste mouvement fondamentaliste chrétien qui se dessine en Europe et menace la démocratie pluraliste, la solidarité européenne, la civilisation humaniste et l’amour entre les peuples : le retour de la bête immonde en tenue de plongeur de combat, un « lone wolf » pas si solitaire qui pourrait, qui plus est, compter sur d’occultes et puissants soutiens. « Dans le contexte de progression des extrême-droites européennes, Anders Breivik ne se sentait pas seul. Les loups chassent le plus souvent en meute », écrivait, le 26 juillet dernier dans Slate.fr,l’avisé Fabrice Pozzoli-Montenay, secrétaire général de l’association des journalistes européens, collaborateur au magazine franco-allemand Paris-Berlin et correspondant France pour la lettre d’informations économiques américaine OTR Global, ancien correspondant de La Croix, du Parisien, de la BBC et de Radio-Vatican lors des conflits yougoslaves, comme le précise sa modeste notice biographique[2]. L’illustre secrétaire général de l’association des journalistes européens n’a pas été le seul à défendre l’hypothèse complotiste qui a immédiatement connu un beau succès. Au fil des articles sur le tueur de masse scandinave, on découvre ainsi ce que le journal La Croix nomme les « obsessions idéologiques » d’Anders Breivik : Charles Martel, Ogier le Danois, Timothy McVeigh, organisateur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, le Liban Chrétien, Vladimir Poutine, Winston Churchill, Conan le Barbare et l’armée israélienne. A cette petite boutique des horreurs, Rue89, sous la plume d’Antonin Grégoire, a cru bon d’ajouter Sergeï Netchaïev et même Robert Reddeker, certainement très reconnaissant de se voir ainsi élevé au statut d’éminence grise de l’agitprop anti-marxo-musulmane après avoir échappé de justesse à la fatwah lancée contre lui en 2006. Tout ceci compose une petite ménagerie pittoresque, à laquelle on ajouterait bien Fantômas ou Gengis Kahn, mais forme un comité révolutionnaire assez peu homogène. Le risque d’un coup d’Etat barbaro-fasciste et christiano-churchillien n’étant cependant pas à négliger, La Croix croit bon de préciser pour rassurer ses lecteurs sans doute terrifiés à l’idée que des milices surentraînées de vikings libano-chrétiens arborant des T-Shirts de Vladimir Poutine ne débarquent dans leur pavillon de banlieue pour les assommer à coup de saumons frais, que les services de renseignements européens ont déjà à l’œil depuis un certain temps cette mouvance néo-fondamentaliste chrétienne. On se réjouit du moins pour les services de renseignements français, éventuellement engagés dans cette veille sécuritaire, qui vont pouvoir surveiller autre chose que Yann Barthes ou la compagne de François Hollande mais on se demande un peu quelle armée secrète de super-geek vont nous dénicher les super-flics européens : une colonie de croisés anti-islam, planqués dans des fermes bio parsemées dans toute l’Europe, attendant le signal du grand massacre et rongeant leur frein en jouant à World of Warcraft et en regardant en boucle Le seigneur des anneaux ?
“Waiting for the worms. The Wall. Alan Parker. 1982.
MGM/UA Entertainment Co. (United States) United International Pictures |
Breivik, bras armé d’une fraternité haineuse, refusant l’argument multiculturel, la mondialisation, l’immigration de masse, et attendant la première occasion pour frapper la démocratie au cœur arrivait tout de même fort à propos pour rassurer l’intelligentsia française un peu affolée par l’annonce inquiétante de l’agence de sondage Harris donnant Marine Le Pen présente au deuxième tour des élections d’avril 2012. Face à une débâcle annoncée du sérail politique français, ce nouvel élément d’explication fourni par la tragédie norvégienne ne pouvait manquer d’être accueilli avec ferveur et reconnaissance. Il faut dire que, pour la coalition bigarrée de l’antifascisme qui ne devait depuis des années sa survie politique qu’à la présence de Jean-Marie Le Pen dans le paysage politique, le départ à la retraite de Belzebuth avait rendu l’atmosphère politique depuis quelques temps un peu irrespirable. Le parti du mondialisme éclairé voyait avec inquiétude la fille Le Pen venir, sans remord et avec une certaine démagogie, camper sur la pelouse un peu en friche du socialisme français en faisant de l’œil non seulement aux classes ouvrières mais en plus aux malheureux pékins des classes moyennes bien conscients de s’être fait avoir une fois de trop en 2002. Même les fidèles électeurs sarkozystes risquaient, après le petit raout financier de 2008, de trouver eux aussi que l’herbe était peu être un peu plus verte ailleurs, le discours habilement démondialisant de Marine étant moins démoralisant pour le contribuable essoré que les antiennes fatigantes des ouvreurs de frontières aux forceps. L’antifascisme glapissant commençait à ce moment, on le sentait, à taper quelque peu sur les nerfs d’un nombre grandissant de français que Sofia Aram trouvait encore très cool de traiter de gros cons.
Entre l’exécution des basses besognes de flingueurs anti-fachos, les cris d’alarme face à la montée en puissance de l’armée des loups solitaires du christianisme intégriste et les tartines indigestes mais obligatoires de boy-scoutisme idéologique, les différents commentateurs du drame norvégien onthasardé quelques références intéressantes, en particulier la comparaison tentée par Antonin Grégoire sur Rue89, entre Netchaïev, père spirituel de tous les terroristes modernes, et Anders Breivik. Le parallèle n’est cependant pas seulement rendu judicieux par le fait que Serge Guénadiévitch Netchaïev, né en 1847, a laissé derrière lui un Catéchisme révolutionnaire, inspirateur de tous les nihilismes et terrorismes révolutionnaires, mais parce que ce théoricien délirant du coup d’Etat, menteur, calculateur, mythomane, a également inspiré le Piotr Stepanovitch des Possédés de Dostoïevski, révolutionnaire raté qui n’existe qu’à travers des machinations qui finiront par le dépasser et ensanglanter la petite ville de Russie sensée servir de laboratoire au soulèvement qu’il prépare. Chez Breivik, il y a du Netchaïev et du Piotr Stepanovitch mais aussi un peu de Stavroguine, auquel on ne peut s’empêcher de penser quand on voit ce visage apaisé barré d’un sourire tranquille, dont le regard vaguement amusé et les traits détendus disent simplement la satisfaction du devoir accompli. Comme Stavroguine à la fin des Possédés, Breivik ne se soucie plus de rien, au lieu de se pendre comme le héros de Dostoïevski, il se contente de réclamer un psychiatre japonais et un uniforme pour son procès. Sa besogne accomplie, il est rentré tranquillement en lui-même, il est retourné sur son petit îlot de fantasme, celui qu’il a cultivé peut-être depuis toujours, comme des centaines de milliers de ratés dans son genre, sous le masque du gendre idéal et doux, graduellement rendu fou de rage et de frustration à mesure que la société dans laquelle il vit lui a répété qu’il était unique, qu’il suffisait qu’il soit juste « lui-même » alors qu’il se rendait bien compte, à force, que « lui-même » ce n’était pas vraiment différent ou mieux que tous les minables qui l’entouraient. « La colère des imbéciles envahira le monde », écrivait Bernanos.
Dans In Girum imus nocte et consumimur igni (« nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu »), Guy Debord trace quant à lui ce portrait terrifiant de l’imbécile moderne, frère d’arme du fade et dément Breivik :
Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet, ceux-ci se trompent sur tout et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits et des morts qui croient voter. De progrès en promotion, ils ont perdu le peu qu’ils avaient et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé, ils n’en ignorent que la révolte.[3]
In Girum Nocte et consumimur igni. Guy Debord
Ignoré par son père exerçant loin de lui la carrière de diplomate ; élevé dans la doucereuse quiétude d’une morne banlieue pour cadres d’Oslo, Anders Breivik, si l’on s’en tient aux éléments biographiques que tout le monde connaît désormais, développe peu ou prou « des goûts en phase avec les jeunes gens de son âge »[4], regarde Dexter, la série américaine sur un psychopathe qui a des principes et qui tue d’autres psychopathes dotés d’un sens des valeurs moins prononcé que lui, joue à World of Warcraft et Modern Warfare, aime bien Gladiator, Georges Orwell, Thomas Hobbes et 300, n’a pas de petite amie et pas d’ami proche, bref, a une vie de merde.
Plus que d’une insaisissable mouvance fondamentaliste chrétienne, Breivik fait partie de cette plus indescriptible cohorte de déshérités moraux, d’indigents culturels et d’handicapés de l’ego produits en masse par la modernité démocratique high tech. Il est pauvre au sens le plus métaphysique du terme, bénéficiant d’une certaine aisance matérielle et d’un vernis culturel qui lui permettent juste de confusément comprendre que cette société d’abondance n’a pas plus à voir avec le confort bourgeois des temps révolus qu’elle ne s’accorde avec des idéaux de justice et d’harmonie sociale, ressassés à l’envi pour tous les petits exécutants du système, avides de réconfort moral. « Serviteurs surmenés du vide, le vide les gratifie en monnaie à son effigie », dit encore Debord.[5] Breivik n’est pas le fer de lance d’une lame de fond d’extrême-droite qui menacerait nos sociétés démocratiques, il est le pur produit du nihilisme contemporain qui semble être l’ultime horizon de nos sociétés démocratiques. Comme d’habitude, il s’est trouvé, après les attentats d’Oslo et d’Utoya quelques imbéciles garde-chiourmes de la bonne conscience moderne pour clamer haut et fort : « il n’est pas des nôtres », tout en se murmurant craintivement : « je ne suis pas comme lui ». Et pourtant, Breivik est bien des nôtres. Au milieu d’une société qu’il hait tout en y appartenant farouchement, ce produit parfait de l’idéologie consumériste, ce progressiste enthousiaste, frustré qu’on ne le prenne pas au sérieux, cet ignorant mystifié convaincu de son rôle de grand inquisiteur a décidé qu’il allait en découdre, non pas en premier lieu avec les « arabo-marxistes » qu’il dénoncent tout au long des 1500 pages de son pamphlet millénariste, mais avec ses doubles honnis, avec ses concitoyens aveugles et bornés qui, contrairement à lui, semblent s’épanouir dans la situation avilissante que leur imposent les représentants politiques qui leur parlent, écrit encore Debord, « comme à des enfants obéissants à qui il suffit de dire “Il faut” […] comme à des enfants stupides devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment, et aussi bien le contraire le lendemain. »[6]
Le premier réflexe, après la tuerie d’Utoya et l’attentat à la bombe d’Oslo, a été de désigner tout d’abord Al Qaida ou une quelconque mouvance islamiste, de penser qu’un nouveau kamikaze venait de faire rentrer la tranquille Norvège dans le club des pays victimes du terrorisme de masse tandis qu’un de ses acolytes avait pendant ce temps expédié assez d’infidèles en enfer pour égaler le nombre de victimes des attentats qui pimentent quotidiennement l’existence des habitants de Bagdad City. L’erreur n’était pas si grande. La croisade lancée au nom du Coran contre l’occident est le fait d’individus possédant un niveau d’éducation remarquablement élevé qui préfèrent se faire sauter le caisson en transformant en viande hachée quelques connards d’occidentaux plutôt que d’envisager les débouchés offerts au jeune musulman aujourd’hui, encore un peu plus déprimants que l’horizon existentiel du jeune européen, pour ceux qui n’auront pas la chance de devenir analystes financiers à la City. L’exemple d’un Ben Laden, qui a eu le loisir d’aller se taper des dizaines de putes de luxe à Marbella avant de se découvrir une âme de rédempteur et de prophète du nouveau djihad, peut convaincre, de la même manière que celui de Charles Martel, que le terrorisme peut-être un moyen pertinent de maximiser son capital ambition et de devenir acteur de sa propre réussite comme on dit chez les prophètes du management.
Je ne me suis pas accordé le temps de parcourir la somme d’Anders Breivik, il y a suffisamment d’ouvrages que j’ai honte de ne pas avoir lus pour ne pas engloutir mon temps dans la lecture d’un pavé de 1500 pages dont les traits essentiels sont parfaitement résumés par l’instructive vidéo que le tueur au visage avenant de concessionnaire Saab et au regard de husky a laissé sur Internet. Au lieu de lire 2083, j’ai préféré me rabattre sur La possibilité d’une île, de Michel Houellebecq, une autre histoire de raté, qui ne fait sauter ni n’abat personne mais qui se contente de gagner sa vie, plutôt bien, en tant que comique estampillé provocateur, en tapant de préférence dans les cadavres et en écrasant les faibles pour se faire facilement du fric, un peu comme Sofia Aram que j’ai citée plus haut. Daniel1, le narrateur principal de La possibilité d’une île, n’est pas vraiment intéressé par la perspective de s’enrichir bien qu’il soit particulièrement sensible aux avantages matériels conférés par le luxe. Il n’est en réalité fasciné que par la possibilité qui lui est offerte de s’avilir et d’avilir avec lui cette société qu’il déteste mais qui le méprise et interprète ses saillies les plus grotesques et les plus vulgaires comme le summum de la provocation et de l’impertinence. Plus il va loin dans l’abjection et dans la bêtise, plus ses contemporains le trouvent drôle et plus il gagne de l’argent. Le héros de Houllebecq a parfaitement saisi la logique d’un système dans lequel il suffit finalement de s’en remettre aux bonnes mannes de la provocation institutionnalisées pour s’en sortir le mieux possible avec un peu de chance. «La reconnaissance artistique, qui permettait à la fois l’accès aux derniers financements publics et une couverture correcte dans les médias de référence, allait en priorité, dans le cinéma comme dans les autres domaines culturels, à des productions faisant l’apologie du mal, ou du moins remettant gravement en cause les valeurs morales qualifiées de “traditionnelles” par convention de langage. »[7] Profondément intégré à ce monde qu’il hait, Daniel1 est un observateur parfaitement détaché, cynique et lucide de son fonctionnement et de la déroute d’un « système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant », qui s’est « depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. »[8] Il s’est taillé la voie du succès au sein de ce système et a parfaitement intégré ce principe que lui assène une de ses relations amoureuses, rédactrice d’un journal pour adolescente : « ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour, qui vivra jusqu’à sa mort dans une quête de plus en plus désespérée du fun et du sexe ; une génération de kids définitifs »
Image tirée du film La possibilité d’une île (2008), de Michel Houellebecq
Fidèle à ces principes, Daniel1 devient le spectateur impavide et impitoyable de son propre naufrage. Ecœuré par sa propre réussite, esclave de ses appétits sexuels, incapable de distinguer l’amour de la jouissance, Daniel1 est un personnage tragiquement charnel, obnubilé par la déliquescence physique, par la dégradation de ses performances sexuelles, par son intégration, et sa possible désintégration, au sein du marché du cul. Chaque atome de Daniel1 approuve en la haïssant l’odieuse mascarade mise en place par cette société dans laquelle le vice et la bêtise sont érigées en valeur cardinale. La tristesse profonde qui se dégage de ses considérations désabusées n’est due qu’à la nostalgie d’avoir abandonné la condition d’homme pour pouvoir jouir sans entrave et d’être au bout du compte contraint d’envisager en tant qu’homme la fin de sa jouissance et sa propre finitude.
Benoît Magimel dans la maison de Daniel 25
La Possibilité d’une île
Proposition d’étalonnage
© Photo Eric Guichard
Dans le livre de Houellebecq, l’humanité n’est plus capable que d’une compassion de commande qu’elle nomme « humanitarisme », elle ne connaît plus le rire qu’à travers le sarcasme et confond l’amour avec la sentimentalité minable qui camoufle ses désirs les plus pathétiques. Il n’y a pas plus d’issue pour cette humanité-là que pour le personnage de Daniel1 qui est au fond un pauvre beauf. Un beauf un peu éclairé certes, mais au bout du compte un pauvre type qui aime les grosses bagnoles, qui s’extasie sur une pétasse en string rose et en mini-short moulant, qui réalise les fantasmes les plus lamentables, comme de se faire tailler une pipe par un top-model en sirotant un cocktail de prix sous le regard complice d’un serveur de bar branché. Le roman s’engage dans une sorte de science-fiction crépusculaire, quand les possibilités offertes par le clonage, technique développée par les Elohims, avatars des Raëliens que Daniel1 rencontre au milieu de son existence et qui organisent des colloques sur l’île de Lanzarote, permettent aux successeurs de Daniel1 de poursuivre son épopée existentielle à travers les siècles, jusqu’à Daniel25 qui, des milliers d’années plus tard, vit dans un monde où la vieillesse, la décrépitude, le désir, le rire, le désespoir et l’humanité ont été vaincus et annihilés.
Le système dans lequel nous vivons, fantasmons, mourrons, qui n’est pas plus démocratique et libéral en réalité qu’Anders Breivik n’est fondamentaliste chrétien, ce que Debord appellerait tout simplement et froidement « le système de production », a généré et génère encore chaque jour des milliers de clones, de Daniel1, 2, 3, 4, 13, 23, 25 ou d’Anders 1, 2, 3…50 qui perpétuent de façon symétrique et parallèle leurs existences similaires. Chacun d’entre eux bâtit en grandissant d’agréables fantaisies dans lesquelles il s’imagine riche à crever, désiré par des femmes désirables, puissant, important et surtout différent des autres. Bien peu parmi ces fantômes, dont chacun se rêve exceptionnel, réussissent à connaître le destin d’un Daniel1 et à se hisser suffisamment haut pour jouir à la fois de la bêtise de ses contemporains et des libéralités qu’elle prodigue à ceux qui savent la flatter. Cependant, vieillissant et avachi, Daniel1 réalise avec horreur que son existence de play-boy provocateur, concrétisation vulgaire du rêve de puissance de milliers de pathétiques lampistes, sera de toute façon pulvérisée par la vieillesse et la mort. Comme l’assassin qui vient de commettre son crime et l’homme qui vient de faire l’amour, Daniel1 a passé son existence à se demander : “Que faire du corps ?”. Au moment où il réalise, tout comme sa jeune poupée sensuelle qui le largue sans un regret, qu’il n’y a plus rien à faire de son corps, Daniel1 réintègre brutalement la cohorte des médiocres. Il n’y a rien au bout du chemin qu’il a parcouru, seuls subsistent quelques vers écrits de sa main avant de basculer dans le néant :
Il existe au milieu du temps/La possibilité d’une île »[9]
Des milliers d’années plus tard, il ne reste plus au dernier héritier de Daniel1, Daniel25, qu’à quitter sa propriété surprotégée pour s’engager dans une quête dénuée de sens, au milieu des derniers rebuts de l’ancienne humanité, qui le mènera à l’ultime conclusion, qu’il n’y a, au milieu du temps, plus d’île et plus de possibilité pour une humanité qui a parachevé sa propre élimination.
La possibilité d’une île existe pourtant sous une autre forme, c’est celle que Romain, l’artiste vaguement dépressif que Daniel1 rencontre à l’occasion d’un premier séminaire chez les Elohim, a patiemment élaborée dans la cave du pavillon de banlieue que lui ont légué ses parents. Au rez-de-chaussée du petit pavillon, dressé au milieu de chantiers et de terrains vagues, qui préfigurent le décor qu’Esther, future correspondante de Daniel25, peut observer de sa fenêtre dans un New-York à l’abandon, il y a le mausolée que le jeune artiste a laissé en l’état depuis la mort de ses parents : un petit salon qui sent la poussière et le renfermé, peuplé de fantômes dérisoires, quelques vieux fauteuils recouverts de tissu verdâtre, une antique commode, une vieille lampe mise en pied sur une mauvaise imitation de sarment de vigne, des photos aux couleurs passées dans des cadres criards, le tout enveloppé par une tapisserie à motif, qui invite à la contemplation et au suicide. Au sous-sol, le jeune homme s’est construit son propre mausolée : tout un univers de poupées animées, de saynètes en miniatures qui s’illuminent et prennent vie quand le narrateur s’en approche, de petites histoires mécaniques qui racontent un mariage en Corée bardé de couleurs, une scène bucolique dans une petite ferme, des motifs naïfs, charmants reconstitués avec minutie par ce jeune homme mystérieux qui avoue ne plus réussir à sortir de son pavillon, de son univers de joies simples en miniature, de son île…Peut-être le sort de Romain est-il finalement plus enviable, lui qui a reconstruit patiemment et minutieusement, dans la cave du petit pavillon de banlieue de ses parents, cette île dans laquelle il se réfugie, s’enferme, s’enfonce, jusqu’à renoncer définitivement à une existence de toute façon misérable, à un monde qui n’a plus rien à faire de lui. Dans le Quart-Livre, Rabelais imagine le voyage des Compagnons de la Quinte à Medamothi « l’île des peintres », l’île de « Nul-Lieu », peuplée d’une faune d’animaux tous capables de changer d’aspect et de forme, de caméléons, de poulpes, accueillant une foire où il est possible de tout trouver, de tout acheter, voire même « ce que la parole n’exprime pas. »[10]
Le Jardin des délices, (détail), vers 1505, Jérôme Bosch (Madrid, Musée du Prado).
Il est difficile de savoir quelle fantasmagorie Anders Breivik s’est fabriquée sur son île de « Nul-lieu » mais de ce refuge dans lequel il habitait en rêve avec Ogier le Danois, Charles Martel et peut-être même le roi Arthur, il n’a eu qu’un pas à faire pour passer dans l’île d’Utoya, et s’imaginer en Netchaïev ou en croisé scandinave impitoyable, pour faire passer de vie à trépas toute une génération de futurs François Hollande et de Ségolène Royal norvégiens, en s’en prenant de façon sanguinaire à ceux qui, au sein de cette jeunesse moderne, souriante et tolérante, acceptaient avec enthousiasme ce monde dans lequel lui ne semblait pas pouvoir trouver sa place. Au moment où la police norvégienne est venue l’arrêter, il a simplement laissé tomber son arme et s’est rendu sans opposer la moindre résistance, concluant simplement son équipée sauvage par un laconique : « J’ai fini ». A ce moment, a-t-il été rejoint dans son délire, sur l’île d’Utoya, par ses héros de toujours qui lui ont tapé dans le dos et l’ont félicité pour son acte ? Pendant qu’on lui passait les menottes, peut-être s’est-il assis en rêve, avec Ogier le Danois, Timothy McVeigh, Winston Churchill et Charles Martel, sur quelques grosses pierres pour fumer tranquillement la pipe et contempler d’un air satisfait sa propre existence et le carnage qui la parachevait en hochant gravement la tête et en disant d’un air satisfait et serein : « On n’est pas si mal sur cette île… »
[1] http://www.presseurop.eu/fr/content/article/794831-anders-breivik-itineraire-d-un-pauvre-type
[2] Et j’en passe…
[3] Guy DEBORD. In Girum imus nocte et consumimur igni.
[4] La Croix. 23 juillet 2011.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid. p. 51
[8] Ibid. p. 274
[9] Ibid. p. 433
[10] Claude GAIGNEBET. « Le combat de Carnaval et de Carême ». Annales. Economies, sociétés, civilisations. 1972. Volume 27. N°2. p. 314